« Les livres sont les branches qui portent les rêves des enfants. »
Des livres pour les enfants du Salvador
Le célèbre poète salvadorien et auteur de livres pour enfants Jorge Tetl Argueta Pérez a créé la Biblioteca de los sueños / Ne Ajamachtiluyan Ipal Tejtemikilis (« Bibliothèque des rêves » en espagnol et en nahuat) pour proposer des livres, des histoires et de la poésie aux enfants défavorisés. « Nous voulons nourrir leur âme, ouvrir leur esprit et cultiver leur imagination et leurs rêves », explique-t-il. Leur donner accès à des livres dans leur langue maternelle, le nahuat, et s'assurer qu'ils sont conscients de leur héritage culturel, sont également des préoccupations majeures.
Qui êtes-vous, Jorge Tetl Argueta Pérez ?
Je suis poète et écrivain, fondateur de la Bibliothèque des rêves (Biblioteca de los sueños / Ne Ajamachtiluyan Ipal Tejtemikilis). J'ai créé cette bibliothèque avec l'aide de bénévoles passionnés et le soutien précieux de Carolina Osorio, une militante de la lecture. Mon but est d'apporter des livres aux enfants, en particulier ceux qui viennent de familles défavorisées. Je suis convaincu qu'un enfant qui lit a plus de chances de réussir dans la vie qu’un enfant qui ne lit pas. Chaque enfant a le droit de lire, et la Bibliothèque des rêves souhaite faire de ce droit à la lecture une réalité. Nos enfants, comme tous les enfants du monde, ont le droit à l'éducation ; ils ont le droit divin de savoir que leurs rêves peuvent se réaliser et qu'ils peuvent devenir ce qu’ils veulent être : avocats, ingénieurs, médecins, astronautes, enseignants, policiers, pompiers… Si nous ne pouvons les aider à réaliser leurs rêves, je suis convaincu qu'au moins la lecture ouvrira les portes de leur imagination et qu'ils seront des hommes et des femmes de qualité, car la lecture est merveilleuse...
Vous avez créé la première Bibliothèque des rêves à San Jacinto, en 2016. Pourquoi avez-vous choisi d'implanter votre bibliothèque dans ce quartier précisément ?
Vidéo de promotion de la Bibliothèque des rêves (2:51) |
Je le connais bien, j'y ai grandi. C'est le genre de territoire où une bibliothèque est absolument nécessaire. Des gens de tout le pays arrivent à San Jacinto, des familles très humbles et qui travaillent dur. Les enfants d'ici ont rarement accès aux livres en dehors de l'école ; ils ne sont pas habitués à les voir dans leur environnement familier. Nous leur offrons la possibilité de s'habituer aux livres, de les saisir, de les ouvrir, de regarder leurs images, d'imaginer leurs histoires, peut-être de les lire... Petit à petit, en écoutant des histoires, en feuilletant des livres, les enfants se familiarisent avec les livres. Et un tout nouveau monde s'ouvre à eux, un monde plein d'opportunités, de rêves et d'espoir.
Les enfants ont besoin d'un espace sûr, d'un abri contre la violence de la rue. Dans un environnement calme, paisible et beau, ils peuvent lire, écrire, dessiner, apprendre et s'exprimer librement. Je suis convaincu que les enfants qui ont eu accès aux livres et à la lecture auront la force de choisir la vie, l'éducation et la fierté multiculturelle plutôt qu’un mode de vie violent et nuisible… Il faut donc commencer notre action auprès d’eux dès le plus jeune âge.
Pourquoi avez-vous choisi le nom « Bibliothèque des rêves » ?
Cet endroit culturellement très riche est malheureusement très pauvre. Dans ce contexte, ces enfants ont été privés de leur capacité à rêver. Avec les livres, mais aussi les jeux traditionnels, l'affection que nous leur portons et le respect qui leur est dû, nous voulons leur rendre ce qu'ils ont perdu. En lisant des livres, les enfants auront peut-être des rêves, un espoir pour le futur, et cela les aidera à construire un meilleur avenir.
Cette bibliothèque est aussi mon propre rêve devenu réalité. Certaines organisations et personnes m'ont soutenu et m'ont aidé à le réaliser, comme l'IBBY (International Board on Books for Young People), qui a financé le projet par le biais de son programme « Children in Crisis » (Enfants en crise). Le Museo de la Palabra y la Imagen a également apporté son soutien. Nous collaborons également avec la Biblioteca Nacional de El Salvador. Toutes ces institutions y ont cru !
Comment avez-vous constitué la collection de livres de la bibliothèque ?
Notre objectif est de fournir tous les genres de la littérature pour enfants : livres d'images, romans, contes populaires, poésie, documentaires... Il est également très important pour nous d'avoir des titres pour les tout-petits, afin que même les plus jeunes puissent avoir des livres adaptés.
J'avais l'habitude de voyager aux États-Unis une ou deux fois par an, et à chaque visite, je ramenais des valises pleines de livres. Je choisissais surtout des ouvrages bilingues (espagnol-anglais) magnifiquement illustrés. Il est important pour moi d'offrir la possibilité de découvrir d'autres cultures, c'est pourquoi la bibliothèque est multiculturelle.
Mais il est également vital de connaître sa propre culture. En tant qu'auteur pour la jeunesse, je peux constater le bénéfice que les enfants retirent lorsqu'ils se voient représentés dans la littérature, lorsqu'ils se reconnaissent dans les personnages. Je souhaite apporter aux jeunes Salvadoriens des histoires qui parlent de nos héros, de notre patrimoine et de notre fierté en tant que peuple indigène. Je veux qu'ils soient fiers de leurs racines, qu'ils connaissent leur langue, leur patrimoine, qu'ils sachent d'où ils viennent, qui ils sont. Si vous savez qui vous êtes, si vous êtes fier de vos racines, de votre culture, alors vous pouvez avoir des rêves pour votre avenir. C'est pourquoi nous accordons une attention particulière aux textes en nahuat, la langue de notre peuple, afin que les enfants puissent en apprécier la beauté et la voir imprimée dans des livres, à côté de l'espagnol et de l'anglais.
Le nahuat est l’une de vos langues. Vous êtes né à Santo Domingo de Guzmán, et vous avez décidé de créer une branche de la Bibliothèque des rêves ici, dans votre ville natale...
Je suis un Indien Pipil Nahua, et la langue nahuat m'est très chère. Ma grand-mère chantait pour moi en nahuat, elle me parlait de la beauté de notre mère la Terre dans cette langue. Mon père, lui, me récitait des poèmes en espagnol ; des poèmes sur notre héritage, sur la nature, sur la vie... J'ai grandi avec ces deux langues.
J'ai fui aux États-Unis lorsque la guerre civile a commencé au Salvador1. J'ai vécu éloigné au cours des trente-cinq dernières années, mais mon cœur a toujours été très proche de mon pays. Et c'est à travers mes livres pour enfants que j'ai gardé ce lien, à travers ma littérature. L'idée de créer la bibliothèque dans ce quartier trouve son origine dans ma propre histoire et dans la conviction que les livres sont les branches qui portent les rêves des enfants.
J'ai donc naturellement décidé de créer une branche de la bibliothèque sur la terre de mes ancêtres de langue nahuat, dans la municipalité de Santo Domingo de Guzmán, dans le district de Sonsonate. Le nahuat y est toujours présent. Ainsi, notre nom est toujours en espagnol et en nahuat : Biblioteca de los sueños / Ne Ajamachtiluyan Ipal Tejtemikilis ; de même que notre slogan : « Leer es Maravilloso / Ne Amatachia Sujsul Galachin » (« Lire est merveilleux »).
La bibliothèque se trouve actuellement dans une maison en adobe qui doit avoir une centaine d'années...
Vous êtes poète, auteur de livres pour enfants, et promoteur de la lecture… Comment tout cela s’imbrique-t-il ?
L'écriture et la promotion de la lecture vont de pair. Voyez-vous, je viens d'une famille indigène d'agriculteurs, de gens travailleurs et humbles. Quand j'étais jeune, je n'avais pas de livres, mais mon père était comme un livre ouvert pour moi. Il connaissait tant de poèmes par cœur... Il me les récitait le soir, le week-end, chaque fois qu'il en avait l'occasion. Je l'écoutais et m'imprégnais de la beauté des mots.
Un jour, j'ai réalisé que la poésie qu'il récitait venait des livres. J'ai donc cherché à m'en procurer pour trouver des poèmes imprimés et les lire. Et j'ai découvert ce que les livres pouvaient m'apporter. La lecture est devenue essentielle pour moi.
Et puis est venu le moment où j'ai voulu écrire mes propres poèmes, et non plus seulement lire les mots des autres. La poésie est devenue un outil pour exprimer les besoins de mon peuple, pour écrire sur les injustices que nous subissions, les hauts et les bas de la vie. La poésie est aussi un moyen de décrire la beauté de la nature qui nous entoure, la beauté de la vie que nous vivons.
Quand on aime les livres, on a envie de les partager. Je voulais donner aux enfants la possibilité d'entendre des histoires, d'être émerveillés, ravis, intrigués et comblés. C'est pourquoi je suis devenu un promoteur des livres. C'était un processus naturel, depuis l'écoute de la poésie, sa lecture dans des livres, son écriture, jusqu'à son partage avec les enfants. Tout est imbriqué.
La nature occupe une place particulière dans votre travail et dans votre vie...
La Bibliothèque des rêves de San Jacinto surplombe le magnifique volcan San Salvador et se trouve juste en face de l'étonnante colline San Jacinto. Je veux que les enfants voient et apprécient la beauté qui nous entoure. Nous sommes liés à la nature, nous en faisons partie.
La bibliothèque est un espace culturel où les enfants peuvent apprécier les livres et l'art avec l'aide des bibliothécaires, des enseignants et des travailleurs culturels locaux, mais elle propose également des activités de jardinage. Il est essentiel d'entretenir le lien entre les enfants et la nature. C'est pourquoi nous avons le projet d'aménager un espace près d'une rivière, sous des arbres, afin qu'ils puissent profiter du chant des oiseaux tout en lisant.
Combien de Bibliothèques des rêves y a-t-il à ce jour ?
Nous pourrions dire qu'il y a trois branches : une à San Jacinto, une autre à Santo Domingo de Guzmán, et une petite branche dans l'école Johnson au Salvador. Mais les Bibliothèques des rêves sont aussi comme des pop-up, des espaces de lecture que nous pouvons mettre en place n'importe où et très rapidement. Par exemple, le samedi, nous apportons nos livres au marché et lisons des histoires aux enfants qui s'y trouvent. Ils peuvent lire seuls et emprunter des livres, s'ils le souhaitent. Ils peuvent aussi dessiner, peindre et s'amuser. Nous proposons beaucoup d'activités, afin qu'ils puissent exprimer leur créativité et prendre plaisir à être entourés de livres. L'environnement du livre devient peu à peu un environnement familier...
Êtes-vous en lien avec les écoles ?
Nous travaillons avec une école locale, l'école Johnson. Nous y avons installé une petite salle où nous avons apporté des volumes, et mis à disposition un assistant pour aider à implanter un programme de lecture. Malheureusement, la pandémie du Covid a commencé et cela s’est arrêté.
Le Covid a donc eu un impact sur votre organisation...
Oui, en effet. Tout se passait bien jusqu'à ce que la pandémie nous oblige à fermer. Nous ne pouvions plus laisser entrer les enfants dans la bibliothèque, nous avons donc commencé à prêter les livres sur le pas de la porte. Nous avons également organisé des séances spéciales ; par exemple, à Santo Domingo de Guzmán, les histoires étaient lues à haute voix et diffusées en direct par des haut-parleurs placés dans le manguier et à l'église !
Aujourd'hui, les bibliothèques sont ouvertes et accueillent les enfants. Il y a beaucoup de lecteurs qui reviennent et nous en gagnons de nouveaux, grâce aux bénévoles qui s'emploient à les amener sur place. Nous devons tenir compte du fait que pour beaucoup, c'est le seul contact qu'ils ont avec la littérature...
Quels sont vos projets pour l'avenir ?
Nous avons beaucoup de rêves ! Par exemple, à Santo Domingo de Guzmán, la belle maison dans laquelle nous nous trouvons est un peu petite pour accueillir tous nos lecteurs. Parfois, les enfants viennent à la bibliothèque pour lire mais ils doivent attendre dehors. L'espace est loué, et nous n'avons pas de bail à long terme, donc nous ne pouvons pas faire de changements structurels. Ce que nous aimerions faire, c'est acheter un terrain qui est à vendre près de l'école locale et y construire un nouveau bâtiment. Ce serait un espace sûr pour les enfants. Nous pourrions étendre nos programmes, toucher un plus grand nombre de jeunes et d'enseignants, créer d'autres lieux... Apporter un réel changement sur le long terme. Rien ne me rend plus heureux que de voir le sourire sur le visage ou l'étincelle dans les yeux d'un enfant qui lit...
Pour avoir un petit aperçu de l'œuvre de Jorge Tetl Argueta Pérez, voici deux extraits publiés en version bilingue anglais-espagnol, dont nous proposons une traduction en français.
Poème en anglais | Poème en espagnol |
Froggy The heart is |
Sapito El Corazon |
Traduction en français | |
Grenouille Le cœur |
In En carne propia: Memoria poética / Flesh Wounds: A Poetic Memoir (Arte Publico Press, 2017)
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Poème en anglais | Poème en espagnol | |
My mother tells me Nahua, Aztec and Maya people The round molcajetes |
Me dice mi mamá Los nahua, aztecas y mayas El molcajete es como una olla chiquita. |
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Traduction en français | ||
Ma mère me dit Les peuples nahua, aztèque et maya Le molcajete est comme un petit pot. |
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In Salsa: Un poema para cocinar / A Cooking Poem (Turtleback Books, 2017) |
Notes et références
1. Pour en savoir plus sur l’histoire du Salvador : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salvador
Pour aller plus loin
- Jorge Tetl Argueta Pérez est un célèbre poète et écrivain salvadorien dont les livres bilingues pour enfants (espagnol-anglais) ont reçu de nombreux prix. Salvadorien et Indien Pipil Nahua, Jorge Tetl Argueta Pérez a passé une grande partie de son enfance dans les zones rurales du Salvador. Sa poésie est parue dans des anthologies et des manuels scolaires. Son premier livre pour enfants, Una Pelicula En Mi Almohada / A Movie in My Pillow (Children's Book Press, 2001), contient vingt et un poèmes écrits en anglais et en espagnol qui évoquent ses expériences de jeunesse au Salvador et dans sa ville d'adoption, San Francisco, en Californie. Ce livre a été bien accueilli et a remporté plusieurs prix, dont le America's Book Award. De nombreux autres livres pour enfants ont suivi, comme Los Arboles Estan Colgando El Cielo / Trees are Hanging from the Sky (Groundwood Books, 2003), El Zipitio / Zipitio (Groundwood Books, 2003), Hablando con Madre Tierra / Talking with Mother Earth (Groundwood Books, 2006), Alfredito (Groundwood Books, 2007), Alfredto regresa volando a su casa / Alfredito Flies Home (Grounwood Books, 2007), Xochitl la nina de las Flores / Xochitl and the Flowers (Children's Book Press, 2008), et Luna, Lunita Lunera / Moony Luna (Children's Book Press, 2013)... Jorge Tetl Argueta Pérez pense que tout le monde est capable d'écrire, surtout les jeunes enfants qui sont des poètes naturels !
- Pour plus d’information sur l’auteur : http://jorgetetlargueta.weebly.com/author-page.html
- Page Facebook de la Bibliothèque des rêves [Consulté le 04.03.2022]