Dar Al-Fata al-arabi : créer et transmettre le patrimoine culturel arabe
Raouf Karray est peintre, artiste graphiste, illustrateur et professeur d’Arts graphiques tunisien. Fasciné par l’aventure de la première maison d’édition spécialisée jeunesse du Monde arabe, il a étudié son histoire, ses publications, et a rencontré certains de ses responsables. Il nous propose ici un éclairage précieux sur cette expérience éditoriale, qui s’est placée dès le départ dans une perspective de création et transmission du patrimoine culturel arabe.
Les conditions d’émergence d’une édition spécialisée
Dans le Monde arabe, l’édition du livre de jeunesse s’est développée plus tard que dans d’autres régions du monde. Ce n’est qu’après les nombreux bouleversements vécus par les sociétés arabes, au lendemain des indépendances, au niveau de l’enseignement, de l’éducation et de la prise de conscience sociale qu’elle a réellement démarré. Il a également fallu attendre des changements fondamentaux dans le domaine de la production du livre arabe, dont certains ont été tardifs.
Parmi ces changements, nous pouvons citer :
- Le développement du secteur de l’imprimerie grâce à la création de nombreuses imprimeries modernes dans les capitales et dans les grandes villes arabes ; celles-ci furent équipées des technologies les plus récentes, tandis que les installations très anciennes étaient améliorées et modernisées.
- La création des premières maisons d’édition qui furent à l’origine des plus importantes expériences d’édition de livres pour la jeunesse tant par leur caractère précurseur que par leur nombre. Elles jetèrent les bases d’une véritable tradition dans ce domaine, même si certaines abandonnèrent ensuite la production de livres pour enfants ou cessèrent toute activité…
- Le développement du secteur privé et l’absence de politique de monopole de la part des gouvernements qui permit l’apparition de nombreuses maisons d’édition privées, spécialisées dans diverses sortes de publications pour enfants.
- Les bouleversements sociaux que connurent les pays arabes immédiatement après l’indépendance, l’augmentation du niveau de vie des classes moyennes et l’accroissement de leur pouvoir d’achat.
- La mise en place de « centres de formation » sous la houlette des ministères de l’éducation chargés de réaliser des manuels scolaires, des outils pédagogiques et différents supports explicatifs. Bien que spécialisés dans le livre scolaire, ces centres contribuèrent à l’essor de la littérature de jeunesse à travers la publication d’albums pour enfants.
- L’évolution progressive des compétences du lectorat arabe instruit, nécessaires tant pour l’individu que pour la société – la lecture étant liée au besoin de se cultiver, de s’instruire, de s’exprimer, de créer, mais aussi au plaisir.
- La propagation et la généralisation de l’enseignement, ainsi qu’une politique arabe d’éducation vers une scolarisation obligatoire et plus longue, afin de garantir et de maintenir le niveau de lecture et d’écriture de l’élève. « Depuis le début du vingtième siècle, l’enseignement a contribué au développement social rapide des pays arabes. Au cours de la troisième conférence régionale des ministres arabes de la planification et de l’éducation qui s’est tenue en 1970, les participants ont formulé une résolution exprimant leur conviction que l’enseignement devait être orienté et planifié. Ils ont affirmé que celui-ci constituait un facteur déterminant pour créer le changement politique, économique et social nécessaire qui permettra à la nation arabe de surmonter ses difficultés (…)1». Les ministres réunis soulignèrent également la nécessité que les écoles, les instituts et les universités fournissent la connaissance requise et l’éducation adéquate devant permettre le renouveau social et la libération de la pensée. La conférence terminée, certaines organisations arabes d’éducation, notamment les organisations palestiniennes, révisèrent leur projet pédagogique et réexaminèrent les programmes d’enseignement. « Par où commencer ? Quelles possibilités avons-nous ? Devons-nous ou non commencer par la base de la pyramide sociale ? Comment le faire sans détruire ce qui existe déjà ? Telles étaient les questions essentielles.2 »
La définition d’une politique éducative palestinienne
En 1974, à Beyrouth, dans le cadre des projets du centre de planification de l’Organisation de libération de la Palestine, le service de planification de l’éducation, dirigé par le professeur Nabil Shaath, organisa de nombreuses réunions pour débattre des problèmes inhérents aux manuels d’enseignement palestiniens. Il s’agissait de revoir la politique d’éducation. Ces rencontres débouchèrent sur une charte fondamentale à l’époque pour le devenir de l’éducation du peuple palestinien intitulée « Philosophie de l’éducation du peuple palestinien ». Il s’agissait d’une tentative d’établir un cadre de pensée et d’éducation unifié pour la diaspora palestinienne. Son but était d’établir des manuels d’enseignement nationaux et des programmes de formation intellectuelle visant à créer une génération militante qui posséderait la volonté, la détermination, l’intelligence et la science nécessaires pour parcourir le long chemin vers la libération. L’idée que le monde est une réalité objective en mouvement perpétuel que tout être humain est en droit de connaître et de découvrir librement semble être le postulat de départ de cette philosophie. L’histoire, quant à elle, se développe et avance sous l’impulsion du peuple et le cheminement des principes de l’être humain vers des valeurs collectives plus nobles qui ne s’appuient pas sur des jugements personnels lorsqu’il détermine ses positions et les causes dans lesquelles il s’implique. Le développement de ces sociétés est lié à ces causes et à ces valeurs humaines et à leur adéquation avec l’intérêt des peuples.
Cette philosophie réaffirmait également son engagement dans les combats et les principes révolutionnaires du peuple palestinien, ainsi que par rapport à son caractère arabe. Elle visait à façonner un être en révolte, tant du point de vue de la nation que de la société, pour en faire un citoyen de la nouvelle Palestine libérée. Elle se manifestait dans un ensemble de fondements essentiels à travers lesquels le service de planification de l’éducation voulait réaffirmer sa foi dans les principes de la révolution palestinienne et enraciner les valeurs humaines et sociales dans les jeunes esprits. Il s’agissait également de développer l’âme militante des enfants du peuple palestinien, ainsi que de veiller à leur éducation et leur enseignement, de stimuler leur potentiel intellectuel et leurs aptitudes à s’exprimer et à réfléchir, et de les rendre capables d’assumer des responsabilités considérables. Elle se devait de les aider à grandir correctement physiquement, intellectuellement, socialement et émotionnellement pour leur garantir une vie meilleure et leur permettre de bâtir la société palestinienne, chacun selon ses moyens.
La charte de la conférence comprenait également une série de recommandations traduisant les principes de « la philosophie de l’éducation » en objectifs généraux sur lesquels s’appuieraient les manuels et les matières scolaires, afin d’établir des méthodes d’enseignement et d’apprentissage. Par exemple :
- La création de centres d’éducation qui planifieraient et développeraient les futurs programmes scolaires de l’enfant palestinien.
- La fondation d’une maison d’édition indépendante pour la jeunesse qui incarnerait, dans tout ce qu’elle publierait comme livres et méthodes d’enseignement, les différents principes énoncés dans la charte de la « philosophie de l’éducation ».
La création d’une maison d’édition pour la jeunesse
À partir de cela et après les événements sanglants de Septembre noir3, à la fin de l’année 1974, l’idée de fonder une maison d’édition de livres pour la jeunesse indépendante naquit chez un groupe d’intellectuels arabes et palestiniens qui, pour la plupart, avaient souffert de ce massacre. De nombreuses rencontres eurent lieu au cours desquelles cette idée fut étudiée. L’objectif était de concrétiser le projet, de réfléchir à ses éléments constitutifs et d’organiser la mise en route des étapes de sa réalisation. Des hommes d’affaires palestiniens en exil réunirent le capital du projet en offrant leurs actions de bourse (des montants modestes, mais extrêmement utiles) au professeur Nabil Shaath, directeur du service palestinien de planification de l’éducation et, avec les professeurs Mahjoub Omar4 Mounir Shafiq et Abou Fadi5, responsable de cette maison d’édition. Tout de suite après, on loua un appartement à Beyrouth qui allait devenir le premier bureau officiel de la maison d’édition et, pour que le travail concret puisse commencer immédiatement, les tâches furent distribuées entre les membres fondateurs. Ima’il Abdel Hakim Bakr6 fut chargé de la gestion générale de la maison d’édition, Zayn el 'Abidine al-Huseini7 fut nommé secrétaire de rédaction, Nabila Salbak Barir8, rédactrice, et la gestion technique fut confiée à l’artiste égyptien Mohieddine Ellabbad. Ce dernier reçut un dossier contenant un ensemble de contes pour enfants écrits par l’auteur syrien Zakariya Tamer. Ces textes avaient été rassemblés sans vision ou stratégie préalable, ils avaient cependant été vérifiés pour s’assurer qu’ils ne contenaient pas « d’erreurs politiques ou pédagogiques ». Mohieddine Ellabbad travailla sur ces textes et les intégra dans une collection aux axes multiples9.
Illustration de Mohieddine Ellabbad.
Des débuts fulgurants
C’est ainsi que la maison d’édition démarra ses premières publications. Ce fut un démarrage fort et dense. En très peu de temps (huit mois de travail seulement), la première liste des titres de la maison d’édition fut publiée, elle comprenait pas moins de soixante-quatre ouvrages, au grand étonnement de certains. « Notre production fut fort bien accueillie par les petits et les grands. Les albums de la maison d’édition revêtaient diverses formes de pensées et de textes, et un niveau inattendu d’illustration et de graphisme, fruit du travail d’artistes qui avaient été les élèves de Hussein Bikar10. »
En 1975, la maison d’édition participa pour la première fois au Salon international du livre du Caire, à celui de Beyrouth, de Damas et de Tunis. La même année, elle participa également à la Biennale internationale de l’illustration de livres jeunesse de Bratislava, au cours de laquelle elle décrocha de nombreux prix. Al-Fata al-arabi se distingua aussi lors du Salon du livre jeunesse de Bologne, en Italie. Aucune autre maison d’édition arabe à ses débuts n’avait eu l’opportunité d’y participer. À travers ce qu’elle exposait, la maison d’édition apportait au monde une idée nouvelle de ce qu’était le livre pour enfant en langue arabe, de même que ses publications contribuaient à faire connaître et reconnaître le livre jeunesse en langue arabe comme objet de grande qualité artistique. « (…)L’accent mis sur la qualité des travaux tant au niveau de la mise en pages que du texte a contribué au succès de la maison d’édition Al-Fata al-arabi (…)11. » L’excellence des ouvrages publiés attira l’attention des critiques. Parmi eux, la célèbre critique italienne Carla Poesio, qui, en découvrant l’univers de la maison d’édition, se prit de sympathie pour elle et en devint une amie. Elle la défendit, la fit connaître et l’aida à se frayer un chemin dans les cercles internationaux.
Une vision d’un Monde arabe unifié
En s’appuyant sur les principes de la « philosophie de l’éducation », Al-Fata al-arabi affirma, dès le début, sa spécificité de maison d’édition destinée à tous les enfants du Monde arabe. Cela parce que l’équipe croyait en l’unité, la liberté et la spécificité de la nation arabe dans une aire géographique unifiée. La maison d’édition estimait aussi que cette réalité liait l’enseignement et l’éducation de l’enfant palestinien à la spécificité du peuple arabe dans son ensemble et en était une composante, puisque les Palestiniens faisaient partie de cette nation. Il s’agissait également de lutter contre la dispersion d’une grande partie d’entre eux. Les fondateurs d’Al-Fata al-arabi étaient également convaincus que l’identité militante de la révolution palestinienne faisait partie intégrante de la révolution arabe, tout comme ils croyaient au lien qui unissait le peuple palestinien à la société arabe dans son combat historique, présent et à venir. De même que la langue, l’environnement, la culture et la vision des choses étaient arabes, « d’autant plus que, dans les faits, la moitié des enfants palestiniens suivaient un enseignement dans les écoles des pays arabes et que l’autre moitié vivait et étudiait en Cisjordanie et dans la bande de Gaza12 ».
C’est pourquoi l’équipe d’Al-Fata al-arabi veillait soigneusement à ce que des auteurs et des illustrateurs de pays arabes différents participent à chaque nouveau livre publié. « (…)Nous considérons le projet comme un espace de rencontre intellectuelle. Nous sommes très attentifs à chaque livre que nous publions, nous essayons de réunir un auteur et un illustrateur originaires de pays arabes différents. En d’autres termes, ce que nous produisons incarne l’unité arabe13 », le but étant d’atteindre le plus grand nombre possible de jeunes lecteurs dans le Monde arabe. Dans cette optique, elle publia également beaucoup de ses livres en langues étrangères pour sensibiliser le plus d’enfants possible à la cause palestinienne et aux causes arabes en général.
Au moment où fut créée Al-Fata al-arabi, l’ambiance était propice au développement d’un riche mouvement culturel, grâce entre autres à une créativité arabe de haut niveau. La guerre de 1973, avec l’espoir et l’optimisme qu’elle générait, stimulait les gens qui, à l’époque, attendaient un renouveau qui leur permettrait de reprendre haleine « après sept années de dépression et de sentiments de défaite ». Ils voulaient vivre des temps meilleurs après la guerre de 1967. Dans ces circonstances, l’apparition de la maison d’édition attira nombre d’intellectuels et de gens concernés par la politique qui accueillirent avec enthousiasme la qualité des ouvrages publiés. L’accueil fut plus chaleureux encore avec la parution d’une collection de petits albums extrêmement originaux, en particulier du point de vue de l’illustration. Celle-ci se distinguait par des techniques variées et des procédés novateurs, notamment l’utilisation peu courante chez les illustrateurs arabes du collage et de supports divers (par exemple les expérimentations de Nazir Naba’a et Ihab Chaker).
Un rayonnement exceptionnel
Grâce à sa philosophie et à une politique d’ouverture aux nombreuses expérimentations internationales, Al-Fata al-arabi remporta de nombreux succès : des prix du monde entier et un lectorat toujours plus important. Elle devint aussi, en quelques années, le lien entre la révolution palestinienne et les intellectuels arabes progressistes, ainsi que la première maison d’édition arabe spécialisée dans l’édition de livres pour la jeunesse. En très peu de temps, sa production commença à se compter par millions et ses publications se virent distribuées aussi bien dans tous les pays arabes qu’aux quatre coins du monde.
La maison d’édition donna une dimension nouvelle au livre de jeunesse arabe et contribua à enrichir sa bibliothèque de titres uniques en leur genre, du point de vue des illustrations, de la mise en pages, du format et même du texte.
Les livres d’Al-Fata al-arabi sont considérés comme les plus belles réalisations du Monde arabe de cette époque. Les étagères des bibliothèques se transformèrent en une grande et belle exposition d’arts plastiques et graphiques, aux techniques novatrices, aux couleurs chatoyantes et aux formes admirables. Les illustrations furent même imprimées en grand format et des affiches décorèrent maisons et salles de classe. Par le caractère avant-gardiste de leur contenu – ils abordaient les problèmes et les préoccupations des peuples arabes dans leur ensemble et du peuple palestinien en particulier –, ainsi que par les prémices d’orientations en matière d’éducation qu’ils contenaient, les livres publiés par Al-Fata al-arabi posèrent les conditions de son expansion et de son développement. C’est ce qui explique qu’on les retrouvait partout : dans les maisons des réfugiés palestiniens, dans les écoles des camps et leurs nombreuses bibliothèques, dans les bureaux de l’Organisation de libération de la Palestine. L’OLP traduisit même les publications d’Al-Fata al-arabi en plusieurs langues et organisa, pour cette maison d’édition, une présence sur les Salons dans le monde entier. C’est ainsi que le livre devint partie intégrante de la vie de l’enfant palestinien et arabe, et un moyen d’éducation et d’enseignement.
Des illustrateurs arabes connus et reconnus
Dès sa fondation, cette maison d’édition travailla avec les artistes arabes les plus connus : Mohieddine Ellabbad, Helmi El-Touni, Nazir Naba’a, Ihab Chaker, Youssef Abdelké… Ces derniers, qui avaient perçu la nécessité de préparer soigneusement l’avenir de l’enfant arabe, essayèrent de créer les conditions propices à l’acquisition de la sensibilité visuelle nécessaire à son développement. Leur aspiration se manifesta dans la recherche de procédés nouveaux et originaux, chacun dans sa spécialité, à travers l’expérimentation continue, la recherche et l’étude, pour faire ressortir des traits esthétiques singuliers qui contribuèrent à élever le niveau du livre de jeunesse. Ils le rendirent expressif et apte à se concentrer sur les questions de la vie quotidienne dans le débat de la relation de l’enfant arabe avec son environnement.
Illustration de Helmi El-Touni
Ils se distinguèrent par la réalisation de quantité de dessins inédits. Leur mise en pages innovante était remarquable par rapport aux connaissances rudimentaires qu’ils possédaient en matière de création de livres pour enfants et de leur traitement graphique. Leurs réalisations s’appuyaient sur des références multiples et variées telles que :
- l’art arabo-islamique
- l’art populaire nourri par les contes, les mythes, les devinettes, les jeux populaires, etc.
- les expérimentations de l’art plastique arabe contemporain
- les expérimentations de l’art plastique contemporain et ancien du monde entier
- le livre de jeunesse de par le monde
- la psychologie infantile à différents âges
- les théories de la communication et leur lien avec la création
- la technologie de la production livresque
Des émules dans le Monde arabe
Al-Fata al-arabi représentait un label historique d’importance et incarnait une mutation de taille dans la profession, encourageant d’autres à emprunter le même chemin. C’est ainsi que fut fondée, en Irak, la maison d’édition Thaqâfa al-atflâl à laquelle ont contribué de nombreux dessinateurs irakiens et arabes. Cette maison d’édition publiait plus d’un million d’exemplaires de livres pour enfants chaque année depuis sa création (soit quinze ans avant l’embargo imposé à l’Irak). Avec l’embargo, elle n’édita plus de nouveautés et les enfants irakiens sinistrés n’ont plus eu accès aux publications en couleurs dont les illustrations les ravissaient, si ce n’est une revue semestrielle financée par le Comité de la Croix-Rouge internationale14.
La guerre civile au Liban s’intensifiant, Mohieddine Ellabbad revint au Caire où, avec quelques amis écrivains et dessinateurs et des moyens modestes, il fonda un « groupe de travail expérimental arabe sur le livre jeunesse », ainsi qu’un « centre de graphisme arabe ». Le but était de créer un graphisme évolué qui suivrait la conception graphique moderne. Grâce à leurs orientations progressistes et à leurs nombreux contacts, les fondateurs de ce centre réussirent à réunir une équipe composée de membres venant d’Égypte, de Palestine, de Syrie, du Liban, de Tunisie et du Yémen. Celle-ci réalisa environ soixante albums pour enfants en collaboration avec certaines maisons d’édition arabes.
De nombreuses organisations non gouvernementales intéressées par l’édition de livres pour enfants furent également créées en Cisjordanie, à l’instar de l’Organisation Tamer pour l’enseignement de la société, à Ramallah, fondée par des Palestiniens durant la première Intifada en 1989. Elle avait pour objectif de publier une collection, locale et moderne, de livres pour enfants.
La maison d’édition égyptienne Al-shorouk se spécialisa également dans le livre de jeunesse. Elle attira de nombreux dessinateurs spécialisés dans l’illustration de livres pour enfants qui possédaient déjà une grande expérience dans ce domaine, en particulier ceux qui avaient travaillé avec Al-fata al-arabi. Si certains événements lui permirent de gagner en expansion et de développer son caractère avant-gardiste, ils allaient aussi lui causer certaines difficultés :
- le massacre du bus d’Ain el-Rammaneh et la guerre au Liban
- la polémique autour de la présence d’un pavillon israélien au Salon du livre du Caire
- l’évaluation et l’autocritique
- Le fait qu’Ellabbad ait quitté Al-fata al-arabi pour se rendre en Égypte où il avait fondé un bureau au Caire, et les conséquences de cette décision. « (…)l’effervescence enfin calmée, j’ai constaté que la plupart des gens avaient oublié de ralentir un peu la cadence, de s’arrêter pour évaluer et analyser l’expérience. Après quelque temps et après réflexion, je me suis rendu compte que ceux qui avaient accueilli avec le plus d’enthousiasme les livres que nous avions produits étaient les intellectuels et les personnes concernées par la politique et non pas les enfants. J’ai constaté que nous avions laissé les adultes libérer leurs esprits de leurs convictions politiques et projeter leurs idées sur les jeunes enfants. L’enfant ne pouvait pas comprendre les symboles et les valeurs abstraites que nous lui soumettions. Nous avions noirci nos livres de symboles représentant la démocratie, la liberté, la répression, la tyrannie et bien d’autres concepts abstraits. Les intrigues, les personnages et leurs composantes symbolisaient des concepts dont l’enfant n’avait pas connaissance. En même temps, nous nous apercevions tous les jours que l’équipe était de moins en moins efficace du point de vue de la gestion et de la distribution. J’ai alors proposé que la maison d’édition se contente de créer les livres et de superviser leur mise en pages. Nous laisserions le côté commercial et administratif à un éditeur professionnel qui collaborerait avec nous pour publier et distribuer les livres. Mon rêve était que nous puissions nous consacrer pleinement à la création de livres et à l’expérimentation dans des domaines inattendus. Ma proposition n’a pas été acceptée15 ».
Regard sur cet héritage hors du commun
Lorsque j’ai découvert le travail de cette maison d’édition, je me souviens combien je me suis épris de ces merveilleux petits livres, combien je me suis émerveillé de trouver des albums d’une telle qualité et d’une si grande variété. Cette production singulière était le fait de grands artistes tels que Layla al-Shawa, Ihab Chaker, Boudour Bahjet, Helmi El-Touni, Nazir Naba’a, Ali Mandalawi, Mahmoud Fahmi, Nawwal Abboud, Nabîl Tâj, Mohieddine Ellabbad. Al-Fata al-arabi était pour moi le témoignage d’une période de l’histoire moderne du livre arabe pour enfants et une référence essentielle dans mon travail, en raison de la créativité artistique de sa mise en pages, de son format, du style artistique de ses illustrations, de la diversité des techniques utilisées et de ses références ou encore du lien entre le texte et l’image. En effet, dans toutes leurs expériences, les créateurs de cette maison d’édition ont tenté d’éviter l’improvisation. Ils ont cherché sérieusement à réaliser un équilibre et une complémentarité entre le texte et l’image. Ainsi, l’illustrateur dessine l’âme du texte au lieu d’en faire la traduction littérale tout en respectant un équilibre visuel et, d’un point de vue pédagogique, les limites imposées par l’âge de l’enfant en ce qui concerne la couleur, la graphie, les formes, les styles explorés. L’illustration participe au texte, ajoute un élément et joue un rôle actif. Elle ne se présente plus comme une simple traduction du texte comme lorsqu’il était habituel que l’auteur ou l’éditeur choisisse un paragraphe ou une phrase que l’illustrateur traduisait en image ; cette image entravait l’imagination du lecteur et n’apportait rien au texte. Les illustrations venaient décorer les pages du livre qui en étaient remplies sans aucune réflexion, simplement pour divertir le lecteur d’une lecture pesante et monotone.
Les créateurs de cette maison d’édition sont-ils arrivés au but qu’ils s’étaient fixé ? Ont-ils au moins pris la bonne direction ? Il ne fait aucun doute qu’ils y sont arrivés, en partie du moins, et qu’un ensemble non négligeable de livres de qualité sont parvenus au jeune lecteur et ont laissé sur lui leur empreinte. Peut-être que le plus grand mérite de cette maison d’édition et de ses créateurs sont les expérimentations hardies qu’ils ont entreprises pour faire du livre de jeunesse une création artistique. Ils ont laissé à des générations de lecteurs, d’éditeurs, d’auteurs et d’illustrateurs, une réserve précieuse et unique de références artistiques dans le domaine de la création du livre pour enfant. Si elle n’avait pas cessé ses activités, Al-Fata al-Arabi aurait pu laisser une trace indélébile dans l’évolution du livre arabe pour enfant, tant par l’attachement relativement important de ses productions à la réalité culturelle et sociale palestinienne et arabe, que par le fait que celles-ci constituent des exemples de publications au contenu pédagogique, originales et attrayantes.
Notes et références
1. Professeur Taghrid Mohammad al-Qudsi. « Depuis la tendre enfance : la littérature jeunesse arabe moderne au vingtième siècle ». Association koweïtienne pour le développement de l’enfance dans le monde arabe, Koweït, octobre 1992. †
2. Entretien avec le professeur Mahjoub Omar, un des fondateurs de la maison d’édition Al-Fata al-arabi, réalisé par Taghrid Mohammad al-Qusdi. Ibidem. †
3. En septembre 1970, l’armée jordanienne lança une opération militaire contre les combattants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Les combats furent violents et causèrent la mort de milliers de personnes de part et d’autre, en majorité des civils palestiniens, d’où l’appellation de « Septembre noir ». Le conflit se poursuivit jusqu’en juillet 1971, où les combattants furent expulsés de la Jordanie vers le Liban. †
4. Pseudonyme de Raouf Nazmi, docteur, poète, traducteur et militant politique égyptien. Il se rendit en Algérie où il travailla dans le domaine de la médecine. Ses idées révolutionnaires lui valurent un séjour en prison en Égypte de 1957 à 1964. Il est vraisemblablement à l’origine de la fondation d’une maison d’édition arabe pour la jeunesse après Septembre noir en 1970, un projet exprimant la conviction de nombreux intellectuels arabes révolutionnaires de l’époque que la lutte palestinienne devait revêtir différentes formes, qu’elle serait longue et qu’elle devait se fixer des objectifs stratégiques à long terme. †
5. Chercheur et écrivain politique palestinien, il est l’un des responsables du Centre de planification palestinien à Beyrouth. Il est à l’origine du choix du nom de la maison d’édition, « Al-Fata al-arabî », tiré d’un vers : « Tu y trouves le jeune Arabe dont le visage, la main et la langue sont devenus étrangers » (N.D.T. Vers d’un poème d’Al-Moutannabî, célèbre poète arabe du Xe siècle). †
6. Lui aussi militant politique égyptien. Il passa cinq années en prison. Ce spécialiste des librairies travailla pour la maison d’édition Mouassassa al-Ahram al-Qahariyya comme responsable de la distribution des livres en Égypte et dans le Monde arabe. †
7. Poète palestinien et animateur de Radio Palestine au Caire. Il écrivit la collection « Histoires du pays » pour Al-Fata al-arabi. †
8. Chercheuse palestinienne qui travailla au Centre palestinien de planification. Elle trouva la mort pendant la guerre civile libanaise. †
9. Entretien personnel avec le grand artiste Mohieddine Ellabbad au Caire en 2004 au cours des travaux d’un groupe de réflexion sur différents sujets en rapport avec l’art graphique arabe, en particulier dans l’édition arabe de livres pour enfants. †
10. Artiste académicien avec une grande expérience dans l’illustration de livres et magazines destinés aux enfants. Il a été le professeur de nombreux artistes actifs dans le domaine de l’illustration pour enfants. Le grand artiste Mohieddine Ellabbad avait notamment été formé par lui. « Plus d’un siècle de livres arabes illustrés pour enfants », Mohieddine Ellabbad. †
11. Entretien avec le professeur Mahjoub Omar, un des fondateurs de la maison d’édition Al-Fata al-arabi, réalisé par Taghrid Mohammad al-Qudsi. Ibidem. †
12. Nabil Sha’at, « La littérature jeunesse en Palestine ». †
13. Entretien avec le professeur Mahjoub Omar, un des fondateurs de la maison d’édition Al-Fata al-arabi, réalisé par Taghrid Mohammad al-Qusdi. Ibidem. †
14. Mohieddine Ellabbad. Témoignage d’une expérience personnelle, la valeur d’un homme se jauge à ses actes. Forum arabe pour l’éducation. †
15. Mohieddine Ellebad. Témoignage d’une expérience personnelle, la valeur d’un homme se jauge à ses actes. Ibidem. †
Pour aller plus loin
Biographie
Raouf Karray est peintre, artiste graphiste, illustrateur et professeur d’Arts graphiques à l'Institut supérieur des arts et métiers de Sfax, en Tunisie. Il a créé de nombreux livres pour enfants et s’est intéressé au patrimoine du livre arabe pour enfants, notamment à travers l’expérience de la maison d’édition Dar al-Fata al-Arabi.
Blog de l’artiste
http://raoufarte.blogspot.fr/ [Consulté le 08.03.2013]
Bibliographie sélective
- Abderazzak Kammoun. Une si belle saison. Ill. Raouf Karray. Nîmes, Grandir, 2011.
- Zakaria Tamer. [Des conseils négligés] نصائح مهملة. Ill. Raouf Karray. Beyrouth, Dar al-Hadaeq, 2010.
- Anouar Achich. Proverbes de Tunisie إنقلك ودليلك ملك. Ill. Raouf Karray. Nîmes, Grandir, 2009.
- Raouf Karray. Berceuses tunisiennes ننّي دوح. Trad. Patricia et Hassan Musa. Nîmes, Grandir, 2008.
- Youssef Al-Charif. [Le Soleil vient le matin] الشمس تأتي بالصباح. Ill. Raouf Karray. Sfax, Dar Nouha (Maktabat ‘Alâ’ al-Dîn), 2005.
- Youssef Al-Charif. [Deux amis] صديقان. Ill. Raouf Karray. Sfax, Dar Nouha (Maktabat ‘Alâ’ al-Dîn), 2005.
- Youssef Al-Charif. [Ma mère] أمي. Ill. Raouf Karray. Sfax, Dar Nouha (Maktabat ‘Alâ’ al-Dîn), 2005.
- Youssef Al-Charif. [Le Ciel est la maison des oiseaux] السماء بيت العصافير. Ill. Raouf Karray. Sfax, Dar Nouha (Maktabat ‘Alâ’ al-Dîn), 2005.
- Sylvie Durbec. Naissance d’un voyage. Ill. Raouf Karray. Nîmes, Grandir, 2004.
- Françoise Diep. Tiguê-guêlê : contes du Burkina Faso. Ill. Raouf Karray. Nîmes, Lirabelle, 2003.
- Raouf Karray. Devinettes traditionnelles de Tunisie ألغاز من تونس. Trad. Patricia et Hassan Musa. Nîmes, Grandir, 2001.