Qu’en est-il de la bibliothèque pour enfants de Lampedusa, deux ans après sa création ?

Par Françoise Ballanger, Ancienne rédactrice en chef de La Revue des livres pour enfants
Les enfants se précipitent à la bibliothèque de Lampedusa. Photo par Sylvia De L

Lampedusa, une île italienne tout au Sud de la Méditerranée, fait régulièrement la une de l’actualité : des migrants venus des côtes d’Afrique du Nord essaient de l’atteindre sur des embarcations de fortune dans le but de mettre le pied en Europe. Beaucoup meurent en chemin. Ceux qui arrivent à Lampedusa sont placés dans un centre  de premier accueil, avant d’être transférés ailleurs en Italie. Par ailleurs, mille enfants et adolescents italiens vivent tout au long de l’année sur cette île où il n’y a aucun établissement culturel. Deborah Soria, d’IBBY Italie, a eu une idée simple : y créer une petite bibliothèque pour tous les enfants et les jeunes, migrants ou habitants de l’île.

 Dans son article « Création d’une bibliothèque pour enfants sur l’île de Lampedusa : IBBY en action », publié dans Takam Tikou en mars 2014, elle a raconté la naissance de la bibliothèque des enfants de Lampedusa. Elle y a décrit les premières étapes de la mise en œuvre de ce projet, initié par IBBY Italie à partir d’une idée qui s’est très vite avérée moins « simple » que prévu.

Qu’en est-il deux ans plus tard ? Françoise Ballanger s’est rendue en mai 2016 à Lampedusa. Elle a visité la bibliothèque et a rencontré des adultes et des enfants impliqués dans l’aventure. Cela lui a permis de mesurer leur enthousiasme et le chemin parcouru, même si le projet a beaucoup évolué et se renouvelle sans cesse…

Il est vrai que l’intention première, initialement orientée vers les migrants, a dû rapidement être infléchie. Dès le début, comme l’a souligné Deborah Soria, il a fallu l’adapter à une réalité qui est en décalage avec ce qu’on peut imaginer de loin, d’après une actualité dominée par le sort dramatique des migrants. Si l’on sait que parmi eux, il y a beaucoup de jeunes et d’enfant, ce que l’on sait moins, et qu’on découvre en arrivant sur l’île, c’est que la présence des migrants change d’un jour à l’autre mais reste généralement peu visible. Quelles que soient les effarantes péripéties des politiques migratoires européennes, dont Lampedusa subit de plein fouet les conséquences, la seule constante est l’existence d’un « centre » où sont regroupés les migrants, à l’écart du village. Mais la fonction de ce centre ne cesse d’évoluer, de même que le nombre des personnes regroupées et que la durée ou les conditions de leur séjour. En ce printemps 2016, le centre est ce qu’on appelle un « hot spot » (c’est-à-dire un point de passage transitoire où les migrants ne séjournent que quelques jours, le temps d’être enregistrés puis envoyés dans un autre lieu) et il est interdit d’accès à toute personne extérieure.

Ce qui a frappé Deborah Soria dès son premier séjour est donc plus vrai que jamais : on ne voit pratiquement pas de migrants à Lampedusa, encore moins d’enfants ou de jeunes migrants, tout est fait pour qu’ils ne restent pas sur l’île. Du moins pour l’instant ! La situation va peut-être changer encore ? Tout dépend de choix politiques qui échappent largement à la population locale ! Du côté de la bibliothèque, il reste certain qu’elle accueillera les jeunes migrants s’ils reviennent, comme elle l’a fait chaque fois que cela a été possible. Mais, en attendant, face à tant d’incertitudes, le point d’appui du projet ce sont les enfants de l’île. Ils sont environ un millier à y vivre et ne bénéficiaient auparavant d’aucun équipement culturel.

À la bibliothèque de Lampedusa. Photo par Sylvia De Luca

Grâce aux camps IBBY – des semaines de promotion de la lecture, assurées à plusieurs reprises depuis 2013 par des volontaires venus de toute l’Italie ou même de plus loin –, les enfants de l’île ont pu découvrir toutes les richesses de la lecture, des livres, des activités qu’ils suscitent. Et comme, au début, la bibliothèque fermait une fois les camps finis et les volontaires d’IBBY repartis, ce sont les enfants qui ont demandé qu’elle soit ouverte toute l’année. Soutenus par les enseignants qui ont souhaité eux aussi prolonger l’expérience et l’inscrire dans la durée, ils ont obtenu que la bibliothèque fonctionne régulièrement deux jours par semaine (le mercredi et le samedi) en dehors des heures scolaires. C’est aujourd’hui « leur » bibliothèque qu’ils se sont complètement appropriée : ce sont eux qui la gèrent, assurent les inscriptions (plus de 700 à ce jour), les prêts… sans parler bien sûr de leur implication dans la lecture des livres, de la décoration – foisonnante et éclatante de couleurs –, des échanges entre eux, tantôt entre copains du même âge, tantôt entre les petits et les grands. Leur chance est de disposer d’un fonds de livres fort riche, reçu notamment grâce à l’action « Silent books. From the world to Lampedusa and back »1, à l’opération « Le Bibliotheche d’Antonio »2 et aux livres neufs donnés par les éditeurs.

Si, passé la première phase de découverte, la bibliothèque est entrée dans une période plus « ordinaire », cela ne signifie pas pour autant le ronron ou la banalité ! Comme tient à le souligner Anna Sardone, l’enseignante qui soutient les enfants et les accompagne depuis le début, l’enthousiasme et l’énergie des lecteurs ne faiblissent pas. On aurait pu le craindre, mais c’est le contraire qui se produit : ils sont de plus en plus nombreux, fidèles, actifs, les inscriptions et les prêts sont en hausse. Cette dernière année scolaire, ils ont participé à un projet lancé par les bibliothèques piémontaises « Adopte un auteur », ce qui leur a permis de recevoir l’écrivain Fabio Stassi3 et leur a même valu une invitation au salon du livre de Turin : avec Anna, sept ados et enfants de Lampedusa ont quitté leur île, voyagé jusque « dans le nord » et pris la parole pour raconter leur bibliothèque.

Ils espèrent à présent que le projet va pouvoir entrer dans une phase plus professionnelle, en ayant ce qu’ils appellent une « vraie bibliothèque » ou « la bibliothèque qui viendra », pour avoir des locaux plus structurés où ils pourront exposer tous les livres, ce qui n’est pas possible aujourd’hui. D’autant plus qu’ils voudraient en avoir encore plus : ils se sont fixé l’objectif de 4000 livres. Ils comptent aussi sur l’aide professionnelle d’IBBY pour apprendre à animer la lecture ou travailler avec des jeunes migrants, grâce à des ateliers adultes/jeunes. Pour l’instant, par exemple, le fonds des « Silent books » n’est pas utilisé en dehors des camps IBBY car cela demande des compétences qu’ils ne pensent pas encore avoir. Ils utilisent plutôt les autres livres.

Mais tous ces progrès n’auront de sens que si les enfants continuent à se considérer comme les principaux acteurs du projet et gardent leur esprit d’initiative. Il ne faudrait pas le perdre en route !

Une animation à la bibliothèque. Photo par Mariella Bertelli

Tel est l’état d’esprit qui anime aussi les adultes accompagnateurs, pour la plupart enseignants, engagés bénévolement dans l’aventure. Au-delà de leur petit noyau régulier, ils ont la satisfaction de recueillir de plus en plus souvent des encouragements de la part de leurs collègues ou des parents : le projet ne correspondait pas au départ à leurs préoccupations, suscitant même certaines réticences ou méfiance. Or aujourd’hui son intérêt est largement reconnu car beaucoup s’accordent à dire que les enfants ont changé, sont devenus plus curieux, plus éveillés, plus ouverts… De plus en plus d’enseignants estiment que cette expérience leur permet de renouveler leurs pratiques pédagogiques, d’envisager autrement les moments et les supports de lecture. La liaison étroite et la complémentarité entre l’école et la bibliothèque rend leur travail plus facile et stimulant.

Au-delà de l’école, la bibliothèque apparaît au centre d’un réseau particulièrement dynamique et ouvert. Elle interagit avec des institutions locales (mairie, paroisse…) ou des associations : plusieurs d’entre elles (locales comme Askavusa ou nationales comme Mediterranean Hope ou Migrantes…) sont présentes sur l’île en permanence, œuvrant à allier soutien aux migrants et accompagnement de la population. La coopération de la bibliothèque avec ces associations se fait « naturellement », que ce soit par une simple présence de leurs responsables auprès des enfants ou des enseignants, ou par des animations comme la venue d’une écrivaine érythréenne, invitée pour faire découvrir la culture de son pays et le parcours des migrants.

Pour tous, associés régulièrement à son fonctionnement, la bibliothèque est désormais un lieu culturel important qui a pleinement atteint son objectif : ouverture, générosité et initiative.

Notes et références

1. Il s’agit d’une sélection de livres sans texte envoyée par les sections d’IBBY dans les différents pays. Cette sélection fait également l’objet d’une exposition itinérante.

2. Ce fonds, inspiré par Antonio Spinelli, le fondateur de la maison d’édition jeunesse Sinnos, reflète son engagement et sa passion pour la lecture. Il a pour but d'apporter des livres aux enfants même dans les endroits les plus difficilement accessibles. Il soutient donc des projets de créations de bibliothèques dans des zones défavorisées en fournissant des livres pour enfants achetés auprès d’éditeurs pour la jeunesse.

3. Fabio Stassi est intervenu dans les classes du collège de Lampedusa pendant une semaine, et a accompagné les « ambassadeurs » de la bibliothèque au salon du livre de Turin. Il a relaté cette expérience dans un blog.


Pour aller plus loin

Professeur agrégé de lettres classiques, Françoise Ballanger a fait carrière dans l’enseignement avant de rejoindre La Joie par les livres et de devenir rédactrice en chef de La Revue des livres pour enfants (de septembre 1994 à septembre 2007). Elle fait partie du comité IBBY France et a été membre du jury international du Prix Hans Christian Andersen (2010-2012). Françoise Ballanger fait aujourd’hui partie du comité de rédaction de la revue Causes communes, publiée par La Cimade, une association de solidarité avec les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile. Pour en savoir plus sur La Cimade et sa revue Causes communes : www.lacimade.org.

Bibliographie sélective :

  • Françoise Ballanger et Annick Lorant-Jolly (dir.), À la découverte des documentaires pour la jeunesse, [Le Perreux] : CRDP de l'Académie de Créteil, Paris : La Joie par les livres, 1999
  • Françoise Ballanger (dir.), Enquête sur le roman policier pour la jeunesse, Paris : Paris-Bibliothèques : La Joie par les livres, 2003

Françoise Ballanger a collaboré régulièrement aux revues Lecture Jeune, Le Français aujourd’hui, La Revue des livres pour enfants, Takam Tikou et a coordonné la publication d’actes de colloques. Elle a également rédigé des articles dans des ouvrages de référence sur la littérature pour la jeunesse.


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