Discours d’acceptation de Suzy Lee
Prix Hans Christian Andersen 2022 de l’IBBY - catégorie illustration
Ce discours a été prononcé par Suzy Lee le 6 septembre 2022 durant le 38e Congrès international d’IBBY à Putrajaya, en Malaisie, à l’occasion de la remise de la médaille et du diplôme du prix Hans Christian Andersen 2022 de l'IBBY.
Je suis profondément honorée et reconnaissante d’avoir été choisie comme lauréate du prix Hans Christian Andersen pour 2022.
Je voudrais remercier tout particulièrement Sa Majesté la reine Margrethe II du Danemark, les membres de l’IBBY (International Board on Books for Young People), la présidente du jury, Junko Yokota, et les membres du jury, ainsi que la Nami Island Inc. pour m'avoir accordé le prix cette année. Je tiens également à remercier Hyang-Boon Shim, ancienne présidente du KBBY (Korean Board on Books for Young People), et le comité du KBBY pour m’avoir fait confiance. Rien n’aurait pu se faire sans leur soutien inconditionnel. Je remercie également mes éditrices, Marzia Corraini et Giovanna Ballin des éditions Corraini, qui m'ont aidée à faire mes premiers pas, Victoria Rock de Chronicle Books, qui m’a beaucoup appris, Sang-Hee Park et Eun-Jeong Jeong des éditions BIR, qui m'ont accompagnée durant ce voyage. J'aimerais également remercier ma famille de tout mon cœur et enfin, je voudrais exprimer ma gratitude à mes collègues artistes, créateurs de livres d'images, et à mes chers lecteurs dans le monde.
« De plus très-curieux en plus très-curieux ! » s’écria Alice1
Cette exclamation me fait toujours sourire. Alice ne se soucie guère de savoir si sa phrase est grammaticalement correcte ou non et elle n'est jamais effrayée par une situation absurde au pays des merveilles. Cette curiosité insouciante nous conduit vers un nouvel espace et, en tant qu'artiste, j'apprends beaucoup de cette attitude de l'enfant. Tout ce que nous avons à faire, c'est de dire : « De plus très-curieux en plus très-curieux ! »
Quand je suis arrivée à Londres pour apprendre les Arts du livre, j’ai choisi Alice au pays des merveilles pour mon travail de fin d'études, et c’est devenu le premier livre que j’ai entièrement créé. Mon professeur m'a demandé pourquoi j'avais choisi ce texte très « anglais » pour mon projet principal. Mais le fait qu'Alice soit très anglaise ou non ne m’intéressait pas vraiment. À ce moment-là, je me sentais exactement comme elle : j'étais entourée de créatures qui parlaient une langue étrange (l'anglais). Et moi, Alice coréenne aux cheveux noirs, j'ai commencé à explorer ce pays des merveilles.
Outre le fait que je m’identifiais à Alice, j’ai mis dans mon livre de nombreux sujets qui m’intéressaient à ce moment-là. L’image est-elle une illusion ? La scène marque-t-elle la frontière entre imaginaire et réalité ? Le livre est-il uniquement un contenant pour le texte ? Un album est-il constitué d’images qui viennent s’ajouter à l’objet physique qu’est le livre ? Le livre doit-il toujours être rectangulaire ? Pourquoi les lecteurs ignorent-ils le pli de la reliure au centre du livre lorsqu’ils lisent ? La forme du livre peut-elle faire partie de la narration ? Les images seules peuvent-elles raconter une histoire ? Vais-je survivre en tant qu’artiste créatrice d’albums en réalisant ce genre de livres étranges ? Le premier livre, plein de questions, était sur le point d’exploser.
À l’ouverture du livre Alice au pays des merveilles débute le spectacle d’Alice et du Lapin Blanc qui se poursuivent dans les multiples couches d'un monde imaginaire.
J’utilise souvent une scène de théâtre comme dispositif pour indiquer que « tout ce qui est sur la scène est une illusion ». Si je place une planche juste un peu plus haut que le sol, elle devient une scène. Si je trace une ligne, l'autre côté devient une scène. Même une ligne invisible que je trace sépare l’imaginaire de la réalité. C'est ce que font toujours les enfants quand ils jouent, en fait. Ils se tiennent à la frontière entre imaginaire et réalité, et y entrent et en sortent facilement. La « scène » m'a semblé être la plateforme idéale pour mes débuts. Mon adaptation d'Alice au pays des merveilles a été publiée il y a vingt ans. Et je crois que j'essaie depuis de répondre aux questions du livre une par une, dans chacun de mes projets.
Dans Mirror (Miroir-miroir), le pli de la reliure de la double page fonctionne comme une frontière entre le monde réel et l’illusion reflétée. À un certain moment, la petite fille et celle qui est reflétée disparaissent dans ce pli, et les pages suivantes sont vides.
Dans Wave (La Vague), la petite fille traverse la frontière pour entrer dans le monde de la vague. Je n’ai dessiné que la moitié du corps entrant dans le pli pour souligner le fait qu’elle passe d’un monde à l’autre. J'ai reçu de nombreux courriels concernant les deux pages que je viens de mentionner, me demandant s'il s'agissait là d'une erreur d'impression...
L’album est le média le plus classique et, en même temps, le plus innovant. Des myriades d'expériences ont été réalisées dans les albums. Et savez-vous pourquoi cela est possible ? Parce que les albums ont les lecteurs les plus créatifs et espiègles qui soient : les enfants.
Les enfants acceptent tous les défis. Ils ne sont jamais étonnés par le corps à moitié disparu dans Wave. Ils gloussent et cherchent l'autre moitié en regardant dans l'espace au centre. Les enfants posent des questions et créent leurs propres réponses.
Un enfant m'a demandé pourquoi la petite fille dans le miroir n'imite pas la vraie dans la dernière partie du livre Mirror. Et un autre enfant à côté de lui a répondu : « Je sais pourquoi ! La petite fille reflétée prend une pose différente de la vraie parce que c'est une enfant qui veut être nouvelle et différente chaque jour. »
Une autre jeune lectrice perspicace m'a dit, en lisant le livre Shadow (Ombres) : « Regarde ! L'ombre essaie de voler la pomme ! » Lorsqu’elle a tourné la page en question, la lumière venait de derrière. Elle a donc pu remarquer en un clin d'œil, en tournant la page, l'ombre transparente au dos. N'est-ce pas impressionnant ?
L'esprit ludique des enfants permet d’envisager toutes les possibilités pour étendre le royaume des livres d'images. De nombreux artistes ont joué avec leurs livres en portant des enfants invisibles sur leurs épaules. J'adore jouer avec les livres. J'ai fait des livres qui s'ouvrent sur le côté, de bas en haut, en mettant de petits livres à l'intérieur de livres plus grands ou, au contraire, en étalant toutes les pages en un seul long morceau. J'ai créé un livre de collines en pliant des papiers ; j'ai fabriqué un livre avec des trous découpés à l'emporte-pièce et je regarde le monde, avec mes petits lecteurs, à travers ces trous.
Il y a toujours des enfants présents, sous différentes formes, dans les livres d'images qui accompagnent longtemps leurs lecteurs. Non seulement les enfants sont présents physiquement, mais ils sont également présents dans chaque couleur, dans chaque ligne et même dans l'air qui circule autour : « l'enfance », cette essence si simple et si explicite de notre monde, est partout présente dans les livres d'images.
Mon œuvre la plus récente, Summer (L’Été de Vivaldi), concerne justement cette essence. J'ai l'habitude d'expliquer que ce livre a été inspiré par le concerto Summer d'Antonio Vivaldi dans Les Quatre Saisons, mais ce n'était qu'un prétexte. Je voulais dessiner l'énergie des enfants, leur émerveillement, leur enthousiasme à propos de tout, et leur anticipation joyeuse des jours à venir. Je voulais aussi exprimer l'énergie des jours d'été, le soleil brûlant, les mouches bourdonnantes, le temps imprévisible, les éclairs, le tonnerre et, finalement, l'orage ; tout cela partagé par les enfants.
Summer commence et se termine sur scène comme Alice au pays des merveilles. Les musiciens entrent en scène, le rideau s'ouvre, puis l'histoire commence. Les enfants sont à la fois les interprètes et le public. Un album est une scène de théâtre. Lorsque vous ouvrez un livre, le monde imaginaire se met en mouvement. Et lorsque vous fermez le livre, le rideau se referme. Vous rangez ce monde sur l'étagère. Mais vous pouvez faire vivre ce petit théâtre à chaque fois que vous le souhaitez. Quelle merveille…
Les enfants sont transparents et lucides. J’ai beaucoup de respect pour ces êtres simples mais brillants qui traversent la première étape de leur vie en faisant de leur mieux. Dans ce monde défavorable, il existe heureusement un média qui leur est ouvert. Je fais des livres d'images. Je fais ce que j'ai envie de faire. Je dessine librement pour exprimer toute la joie qui traverse mon âme et mon corps. Je le fais sérieusement, et je le fais de tout mon cœur dans un esprit ludique. C'est la meilleure façon pour moi d'exprimer mon respect à mes chers lecteurs.
Pour célébrer cette soirée, j'ai pensé qu'il serait très agréable d'avoir un spectacle musical. Je vais maintenant terminer mon discours en vous montrant le troisième mouvement, « La tempête », de mon livre Summer. J'espère que vous ressentirez la joie de vivre, les journées d'été dramatiques et, surtout, les enfants enchanteurs. Je vous remercie encore une fois pour ce prix prestigieux, et je dédie spécialement ce spectacle à ma chère Marie-Aude Murail, et à tout le public présent ce soir pour cette célébration. Merci beaucoup.
Notes et références
1. (NDLT) Nous avons choisi la traduction d’Henri Bué de la fameuse exclamation « Curiouser and curiouser! » d’Alice dans Aventures d'Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll telle qu’elle apparaît dans l’édition publiée par Macmillan and Co à Londres en 1869, avec les illustrations de John Tenniel. †
Pour aller plus loin
- Suzy Lee est née à Séoul en Corée du Sud. Elle a étudié les Arts appliqués à l'Université nationale de Séoul puis a obtenu un Master en Arts du livre au Camberwell College of Arts de Londres. Elle a reçu en 2022 le prestigieux prix Hans Christian Andersen 2022 de l’IBBY, dans la catégorie illustration.
Bibliographie sélective
- Richard Jackson, ill. Suzy Lee, Une si belle journée ! [This Beautiful Day], Paris, Kaléidoscope, 2022.
- Suzy Lee, Alice in Wonderland: inspired by Lewis Carroll's "Alice in Wonderland", Mantoue, Corraini, 2002 (2e édition)
- Suzy Lee, trad. Alain Serres, L’Été de Vivaldi [Summer], Voisins-le-Bretonneux, Rue du monde, 2022.
- Suzy Lee, Lignes [Lines], Paris, Les Grandes personnes, 2017
- Suzy Lee, Miroir-miroir [Mirror], Rodez, Rouergue, 2009
- Suzy Lee, Ombres [Shadow], Paris, Kaléidoscope, 2010
- Suzy Lee, La Revanche des lapins, Genève, la Joie de lire, 2003
- Suzy Lee, La Vague [Wave], Paris, L'école des loisirs, 2011
- Suzy Lee, trad. Noëlla Kim, Zoo sans animaux [The zoo], Arles, Actes Sud junior, 2008
- Seung-yeoun Moon, ill. Suzy Lee, Les Petits peintres nus [U li nūn pōl kō ̄suñ i hoa ka], Paris, Éd. Sarbacane, 2008.
- Cao Wenxuan, trad. Alain Serres, ill. Suzy Lee, La Peinture de Yulu [Yulu linen], Voisins-le-Bretonneux, Rue du Monde, 2022.