« L'illustrateur d'un album a le contrôle ultime de l'histoire. »
Discours d'acceptation du prix Hans Christian Andersen 2024
Ce discours a été prononcé par Sydney Smith à la cérémonie de remise des prix Hans Christian Andersen 2024, le 31 août 2024, au cours du 39e congrès international d'IBBY à Trieste (Italie).
Il a reçu ce prix dans la catégorie illustration.
Merci de m’accueillir à Trieste pour le congrès d’IBBY. Je suis honoré de recevoir le prix Hans Christian Andersen 2024 pour l’illustration.
Je voudrais remercier le jury d’IBBY et sa présidente ainsi que IBBY Canada pour m’avoir fait confiance.
Quand j’ai commencé à préparer ce discours, on m'a conseillé de ne pas être solennel. Je suis désolée, mais avez-vous vu mes livres ? Il n'y a pas une histoire sur ma liste qui ne soit pas imprégnée de solennité. Je crois que je me tiens devant vous en partie PARCE QUE je n'ai pas peur du sérieux et de la sincérité.
Mais c'est ainsi que j'ai toujours été depuis ma plus tendre enfance. Je n'étais pas un enfant sérieux, mais j’étais sujet à la mélancolie comme à la joie. Des émotions compliquées…
Me voici donc arrivé à ce que l'on peut considérer comme le sommet de ma carrière. C'est un sommet élevé d'où je peux regarder en arrière, avoir une vue panoramique, et apercevoir le chemin qui m'a mené jusqu'ici. Mon chemin n'a pas été direct, il y a eu des marécages et des jungles, mais j'ai eu beaucoup de chance. De nombreuses personnes m'ont guidé tout au long de mon parcours. Des amis et des membres de la famille, des enseignants et des mentors. Ils sont trop nombreux pour que je puisse les citer dans le temps qui m'est imparti. Mais ceux qui méritent une mention spéciale sont ma famille, ma mère et mon père, mes mentors et éditeurs Sheila Barry et Neal Porter, et l'amour de ma vie, ma femme, qui m'a soutenu et épaulé dans mes hauts et mes bas, qui a été mon amie et ma compagne, m'encourageant à chaque instant jusqu'à ce sommet sur lequel je me tiens.
De là-haut, je peux même voir quand j'ai décidé de m'engager sur le chemin des albums. Ce n'était pas un choix populaire. Dans mon école d'art, il n'y avait pas de département d'illustration, et la plupart des étudiants étaient fortement engagés dans la création d'art conceptuel et post-moderne.
Mais comme j'utilisais déjà des thèmes narratifs de l'enfance dans mes créations, ce n'était pas très difficile de m'imaginer comme illustrateur d’albums. C'était peut-être même évident pour tout le monde sauf pour moi, y compris l’enseignant qui avait du respect pour l’art des albums et qui m’a encouragé à suivre mon cœur.
Je n'étais pas un bon élève. J'ai du mal à suivre les instructions. J'ai besoin de découvrir les bases par moi-même, par l'expérience. C'est ma seule façon d'apprendre.
Et ces découvertes sont excitantes ! Au cours d’un projet, je découvre une propriété de la narration d’un album ou un pouvoir particulier inhérent à la dynamique texte/image, et dans le projet suivant, j'essaie de mettre en œuvre ce que j'ai découvert.
De cette manière, les livres sont tous reliés entre eux ; c’est une seule et même longue conversation.
Et cette conversation a commencé avec une fille au manteau rouge.
Lorsque je regarde en arrière, je peux voir où j'étais lorsque j'ai reçu le courriel de Sheila Barry, éditrice chez Groundwood Books, m'invitant à illustrer un album sans texte à propos d’une fille marchant dans la ville et cueillant des fleurs.
En fait, il y a de fortes chances que je sois ici aujourd'hui en partie grâce au chemin parcouru par ce livre, qui m'a fait découvrir seize régions et pays et de multiples langues, et qui m'a permis d'établir des relations avec des éditeurs du monde entier, relations qui se poursuivent encore aujourd'hui.
Ce livre a également changé ma façon de travailler. En tant qu'illustrateur d'un album sans texte, j'étais au premier plan. L'histoire était écrite par JonArno Lawson, un poète qui s’exprime à travers les mots, mais grâce à la sagesse et à la perspicacité de JonArno et de Sheila, ces mots ont été enlevés.
Ils savaient bien que le silence renforçait l’histoire. Le lecteur pouvait en « extraire » davantage s'il était témoin des activités douces et attentives du personnage, cueillant des fleurs dans la ville, les distribuant, plutôt que si le texte lui disait ce qu’il devait ressentir.
Le pouvoir était dans le silence. Le pouvoir était dans l'image.
De cette façon, le lecteur était spectateur, il observait à distance ; le personnage avait ainsi une certaine intimité, il pouvait agir sans interactions.
Comme si, dans ce silence, l'histoire se déroulait, que l'on soit en train de lire le livre ou non. Cela donne aux émotions du personnage plus de validité et de sincérité. Cela les rend réelles.
C'est alors que j'ai commencé à être fasciné par les composants des albums qui, pour créer un nouveau sens, œuvrent ensemble ou s’opposent.
Dans Town is by the Sea (Je vois la mer), magnifiquement écrit par Joanne Schwartz, il m'est apparu que l'illustrateur d'un album a le contrôle ultime de l'histoire. C'est lui qui a le dernier mot.
Si le texte et l'image se reflètent mutuellement, le lecteur n'a pas grand-chose à faire. La lecture reste une activité relativement passive. Mais lorsque le texte et l'image ne s'accordent pas, si le lecteur reçoit des informations contradictoires, vers qui se tourne-t-il pour obtenir la vérité ultime ? Le texte ou l'image ? La réponse est l'image. Le lecteur croit ce qu'il voit dans l'illustration avant de croire ce qu'on lui dit. Le texte est soudain perçu comme peu fiable. Cela nous invite à nous intéresser de plus près au narrateur. En l'occurrence, le personnage du garçon.
Dans cet album, le lecteur suit le garçon et le père tout au long de la journée.
Le garçon est en surface, le père est dans la mine.
Le père semble être victime d'un accident, mais le texte, la voix du garçon, ne réagit pas au désastre potentiel.
Cela soulève des questions intéressantes.
Pourquoi ne décrit-il pas ce que nous voyons ?
Le lecteur en sait-il plus que le personnage ?
Choisit-il de ne pas imaginer la possibilité que son père soit mort ?
Cette invitation à regarder de plus près permet au lecteur de participer activement à la narration.
Soudain, le lecteur se sent défié. Soudain, il se sent respecté.
Lorsque le lecteur est mis au défi, ce défi est souvent relevé et souvent dépassé. Si vous ouvrez la porte à l'interprétation, le lecteur regardera de bien plus près que vous ne pouvez l'imaginer.
Pour moi, c'est là que les choses deviennent vraiment passionnantes.
Il s'agit en grande partie d'anticiper la réaction émotionnelle du lecteur. C'est une compétence que tout auteur ou illustrateur devrait posséder et qui pourrait être l'outil le plus précieux de sa boîte à outils. Que ressentira le lecteur lorsqu'il tournera la page ? Comment réagira-t-il aux informations qu'il reçoit ? Lorsqu'il découvrira que le personnage cache ses véritables émotions ? Ou si l'histoire n'est pas ce qu'il imaginait ? Comment se sentira-t-il ?
Dans Small in the city (Perdu dans la ville), j'ai posé ces questions et mis à l'épreuve ces nouvelles pensées et théories. J’allais écrire et illustrer mon premier livre qui se déroulerait dans mon propre quartier de Toronto.
Mon but ultime était de raconter une histoire qui ne pouvait pas être racontée uniquement par le texte ou par l'image. Il fallait un mélange réfléchi de ces ingrédients actifs.
Avec le recul, je revois le moment précis où tout s'est mis en place. Je faisais un trajet de deux heures sur l’autoroute, j'écoutais de la musique et j'entendais mal les paroles. J’avais travaillé sur l'histoire d'un enfant marchant dans une ville animée pendant une tempête de neige, mais il manquait quelque chose. Il manquait quelque chose pour que l'ensemble tienne. J'avais récemment rencontré mon éditeur Neal Porter et lui avais fait part de mes réflexions. Il m'avait suggéré d'ajouter un chien perdu. Je me suis dit qu'il plaisantait ! Un chien perdu ?! Mais après j’ai pensé, et si c’était un chat ?
Et si le lecteur ne savait pas, au tout début ?
Un rebondissement et une révélation sont au cœur de l’histoire. Un rebondissement qui remet en question la façon dont le lecteur a compris le texte lu précédemment. Au début, on a supposé que le personnage s'adressait directement au lecteur.
Lorsque le personnage dit : « Les rues de la ville sont toujours animées. Tu peux avoir l'impression qu'il y a trop de choses dans ta tête. Mais je te connais. Tu t'en sortiras. Si tu veux, je peux te donner quelques conseils. »
C'est ce simple mot, « te1 ». Le lecteur suppose immédiatement qu'il s'agit de lui et se détend en pensant qu'il sera guidé à travers la ville dans un album qui lui semble probablement prévisible et familier. Mais au fur et à mesure que l'histoire se poursuit, il y a un moment où le conseil donné par le personnage devient plus spécifique, destiné à quelqu’un en particulier. Non pas le lecteur, mais un autre personnage invisible : un chat perdu.
Un changement s'opère dans l'esprit du lecteur. Le narrateur ne s'adresse plus à lui ; le personnage ne le reconnaît plus, comme si « le quatrième mur2 » avait toujours été là. La dynamique change lorsque le lecteur réalise qu'il n'a jamais été invité à entrer, qu’il n’est là que pour observer, comme dans Sidewalk Flowers. Et il observe soudain une personne vulnérable et émotionnellement compliquée, qui dit une chose mais qui exprime quelque chose de différent. Quelqu'un qui a perdu un ami et qui se sent tout seul dans son chagrin.
Jusqu'à présent, tous les personnages avec lesquels j'ai travaillé ont été observés à distance, ce qui a permis à leurs émotions complexes de ne pas être perturbées par l'implication du lecteur.
C'est alors qu’un nouveau défi est survenu.
I Talk Like a River (Je parle comme une rivière), magnifiquement écrit par Jordan Scott, raconte l'histoire d'un garçon qui a du mal à accepter son bégaiement. Il est en conflit avec lui-même.
Je savais que je ne pouvais pas donner au lecteur la possibilité de se distancier du personnage. Parce qu'il le ferait sûrement. Si le lecteur observait le personnage à distance, il dirait : « C'est dommage, mais je ne bégaie pas, je ne suis pas comme lui. » J'avais besoin de placer le lecteur dans la tête du garçon. De l’obliger à regarder le garçon dans les yeux.
À regarder à travers les yeux du garçon. À sentir, à travers la fluidité désordonnée de la peinture, que l'anxiété ressentie par le garçon peut nous sembler différente, vue de l'extérieur, mais qu'elle nous est familière, vue de l'intérieur. Nous avons tous ressenti cette même anxiété ; nous sommes tous tellement plus semblables que nous ne le pensons. Et il y a, bien évidemment, le moment de la catharsis, vu dans l'esprit du personnage, comme par une porte entrebâillée.
Dans mon dernier livre, j'ai choisi de parler de la mémoire. La beauté des souvenirs partagés entre une mère et son enfant. L'exploration des souvenirs douloureux et des souvenirs agréables qui questionnent les perspectives et les points de vue.
Depuis que ma femme et moi avons eu nos deux enfants, j'ai changé ma façon de voir les albums. Au lieu du personnage indépendant de Sidewalk Flowers, de Town is by the Sea et de Small in the City, je me suis intéressé aux relations que nous entretenons les uns avec les autres, parents et enfants. Nous sommes ici, avec nos vies qui se chevauchent, pour un moment seulement, avec ces êtres humains compliqués, beaux et uniques. Nous existons ensemble, nous partageons nos vies, nous nous apprenons des choses, nous nous défions mutuellement.
Je suis d'avis que les albums ont la capacité de s'adresser de la même manière à toutes les générations. Ils nous relient non seulement à des cultures lointaines et nous exposent à la magnifique diversité qui nous entoure, mais ils relient également les personnes qui partagent un moment autour d'eux.
Cela a déjà été dit, mais cela mérite d'être répété : en tant que créateurs d’albums, nous sommes invités dans ce lieu sacré, dans le rituel de l'heure du coucher, le temps calme du matin, le cercle de la classe, l'heure du conte à la bibliothèque. Et nous prêtons nos mots pour qu'ils soient prononcés par la voix du lecteur, de l'enseignant, du parent, de l'enfant. Pour qu'ils soient entendus par l'enfant. Ces mots pourraient être prononcés de manière à ce que l'enfant les entende, pour la première fois, de la bouche de la personne dont il a le plus besoin qu'elle les lui dise. La personne qui n'a pas encore trouvé les mots justes. Nous lui disons : « Tiens, prends les miens. »
Et si ces mots étaient : « Tu es aimé, tu n'es pas seul, tout ira bien. »
On ne tardera pas à découvrir que tous les livres que j'ai écrits et que j'écrirai se terminent par ce même sentiment.
Maintenant, d'ici, je contemple cette vue qui me permet de voir plus loin que jamais. Je peux voir le chemin sinueux derrière moi, mais je peux aussi voir les chemins devant moi, vers d'autres initiatives passionnantes. Je vois toute une chaîne de montagnes s'étendre devant moi avec d'innombrables destinations. D'autres sommets et d'autres jungles. Je choisis de recevoir cet honneur prestigieux comme une invitation à explorer et à continuer à suivre ma boussole, à suivre mon cœur.
Mais, tout d’abord, je vais m'asseoir et profiter de la vue un moment...
Notes et références
1. NDLT. Dans le texte en anglais, c’est le terme « you » qui est utilisé ; il peut être traduit par « tu » ou par « vous ». Dans un souci de cohérence avec la suite du texte, c’est la forme au singulier qui a été retenue. †
2. Référence au « quatrième mur » qui désigne, au théâtre, un mur imaginaire, situé devant la scène, qui sépare les spectateurs de la scène. †
Pour aller plus loin
- Sydney Smith est un auteur et un illustrateur de livres pour enfants. Il vit à Halifax, en Nouvelle-Écosse, avec sa femme et ses deux fils. Il a reçu de nombreux prix pour ses illustrations et ses écrits, dont le prestigieux prix Hans Christian Anderson 2024 pour l'illustration.
- Site de Sydney Smith : https://www.sydneydraws.ca/ (Consulté le 20 septembre 2024).
Bibliographie sélective
- Do you remember? Sydney Smith, Toronto (Canada), Groundwood Books, 2023.
Te souviens-tu ? Sydney Smith, traduit de l’anglais par Christiane Duchesne, Varennes (Québec, Canada), Comme des géants, 2024.
Tu te rappelles ? Sydney Smith, traduit de l’anglais par Rose-Marie Vassalo, Paris (France), LÉcole des loisirs - Kaléidoscope, 2024.
- I Talk Like a River, Jordan Scott, ill. Sydney Smith, New York (États-Unis d’Amérique), Neal Porter Books, 2020.
Je parle comme une rivière. Jordan Scott, ill. Sydney Smith, traduit de l’anglais par Shaïne Cassim. Paris (France), Didier Jeunesse, 2021.
Je parle comme une rivière. Jordan Scott, ill. Sydney Smith, traduit de l’anglais par Christiane Duchesne, Varennes (Québec, Canada), Comme des géants, 2021.
- Sidewalk Flowers, JonArno Lawson, ill. Sydney Smith, Toronto (Canada), Groundwood Books, 2016.
Les fleurs de la ville, JonArno Lawson, ill. Sydney Smith, Paris (France), Sarbacane, 2015.
Les fleurs poussent aussi sur les trottoirs, JonArno Lawson, ill. Sydney Smith, Montréal (Québec, Canada), Bayard Canada, 2015.
- Small in the city, Sydney Smith, Toronto (Canada), Groundwood Books, 2019
Small in the city, Sydney Smith, New York (États-Unis d’Amérique), Neal Porter Books, 2020.
Perdu dans la ville, Sydney Smith, traduit de l’anglais par Christiane Duchesne, Varennes (Québec, Canada), Comme des géants, 2020.
Perdu dans la ville, Sydney Smith, traduit de l’anglais par Rosalind Elland-Goldsmith, Paris (France), L’École des loisirs - Kaléidoscope, 2020.
- Town is by the Sea, Joanne Schwartz, ill. Sydney Smith, Toronto (Canada), Groundwood Books, 2017.
Je vois la mer, Joanne Schwartz, ill. Sydney Smith, traduit de l’anglais par Christiane Duchesne, Montréal (Québec, Canada), Comme des géants, 2018.
- The White Cat and the Monk, Jo Ellen Bogart, ill. Sydney Smith. Toronto (Canada), Groundwood Books, 2016.