Didier Kassaï : « La bande dessinée est, pour moi, la seule arme efficace »

Frédéric Jagu, Chargé de mission médiathèques, Département livre et promotion des savoirs, Institut français, Paris
Portrait de Didier Kassaï sur fond bleu

Auteur, souvent primé, de bandes dessinées où le message passe au travers de véritables histoires, illustrées avec grand talent, Didier Kassaï s’exprime, depuis Bangui, sur son parcours d’artiste et sur ses engagements, mais aussi sur la place de la bande dessinée et le rôle des bibliothèques en Centrafrique.

Mbi bara mo, Didier !

Bara mo mingui !

Tu vis à Bangui, en Centrafrique. Comment es-tu venu à la bande dessinée ? Par des chemins personnels, en fréquentant des bibliothèques, par l’école ?

Le dessin, c’est d’abord une affaire de famille. Je viens d’une famille de sept enfants dont les cinq garçons sont des dessinateurs. Je dessinais déjà à six ans, en imitant ma mère qui décorait des tissus de pagne et des calebasses, ainsi que mon frère aîné qui, lui, faisait des images plus élaborées… C’était il y a trente ans. Ce frère avait une petite banque d’images à la maison (pages de journaux, albums de bandes dessinées en noir et blanc comme Akim et Zembla1, et surtout les magazines Kouakou et Calao) qui me servait pour mon apprentissage. Mais je dessinais plutôt clandestinement, car mon père s’opposait à l’idée que je devienne un « vulgaire dessinateur », ce qui ne l’aurait pas honoré, lui, cadre dans les Postes et Télécommunications. J’ai commencé à travailler comme illustrateur à l’imprimerie de la Baptist Mid Mission à Sibut. En 1997, j’ai fait un bref passage au quotidien Le Perroquet où j’ai caricaturé la vie politique centrafricaine pendant une période de mutineries à Bangui.

Bangui-ville (Non publié)

Te souviens-tu d’où provenaient ces albums à l’époque ? Je crois qu’il n’existe qu’une librairie à Bangui... Par contre, on trouve beaucoup de livres d’occasion sur les marchés. Est-ce, à ton avis, une source d’approvisionnement pour les jeunes ?

Au départ, je me servais dans le petit stock de mon frère. En fait, avec ses copains, il avait instauré un système de troc pour s’approvisionner en bouquins, en échange de voitures en bambou ou de dessins qu’il leur proposait. Ensuite, grâce aux concours de dessin organisés dans les lycées par le Centre culturel français de Bangui, j’ai gagné des livres d’images et des albums de bande dessinée en couleurs. À Bangui, les livres d’occasion sont vendus sur les marchés à des prix abordables. Ce sont les seuls endroits où l’on peut s’en procurer facilement. Car, étant élève, et, surtout, sans revenus après le licenciement de mon père, je ne pouvais pas m’aventurer dans une librairie où trois albums de bande dessinée pouvaient coûter tout un salaire. Je fréquentais également une petite bibliothèque de mon quartier (Kilomètre 5) où je lisais et relisais les cinq bandes dessinées du rayon. Mais, avant tout, la bande dessinée était pour moi une passion, un refuge, lorsque je me sentais mal à l’aise ou que je voulais m’éloigner de la routine de la vie. Elle me permettait de créer mon propre univers, mes propres amis et ma propre manière de vivre. En fait, j’imaginais, à travers mes vignettes, un monde sans injustice, sans corruption et sans violence…

Ces thèmes te sont toujours chers aujourd’hui. Dans ton travail, tu traites souvent de sujets sociaux : Gipépé est un pygmée qui s’attaque à la déforestation non contrôlée, au virus Rémonla, etc. Tu as également collaboré récemment à un album qui traite de violences faîtes aux femmes en Afrique. Es-tu très attaché à l’utilisation de la bande dessinée comme un moyen d’éducation et/ou de dénonciation de situations qui te révoltent ?

C’est justement un combat que je ne cesse de mener depuis quelques années. Je n’ai pas d’autres moyens pour combattre l’injustice et les maux qui gangrènent notre société. La bande dessinée est pour moi l’unique arme efficace. Tout mon souci est de faire du neuvième art un outil pour, à la fois, distraire, éduquer et dénoncer certaines pratiques néfastes… et amen ! Je projette également de réaliser un album pour dépeindre une société centrafricaine en pleine déconfiture et marquée par la corruption et de nombreuses violations des Droits de l’Homme… Une société où nous sommes condamnés à manger les poulets crevés2.

Pour traiter de ces sujets, ou encore quand tu as travaillé sur L’Odyssée de Mongou qui raconte le périple d’un jeune Centrafricain engagé chez les tirailleurs sénégalais3, comment procèdes-tu ? As-tu accès à des documents d’époque ou d’archives ? La recherche iconographique est-elle importante pour toi ? Vas-tu sur le terrain ?

La recherche iconographique représente la part du travail la plus importante pour L’Odyssée. J’ai été beaucoup aidé par l’ancien médiathécaire de l’Alliance française de Bangui, Vincent Carrière, que je salue. Il m’a fourni l’essentiel de la documentation et m’a donné des conseils, surtout pour les décors et la manière de s’habiller de l’époque. Je faisais aussi des recherches à la médiathèque de l’Alliance où j’allais sur Internet pour piocher quelques images.

Peux-tu nous en dire plus sur le rôle des bibliothèques en Centrafrique ? Constates-tu une évolution ces dernières années ? Des créations de bibliothèques ou des animations nouvelles pour les enfants ou la jeunesse ?
Les parents centrafricains, faute d’argent ou par habitude, n’achètent pas de livres à leurs enfants. Sauf dans les familles éduquées qui en ont les moyens. À cet effet, tout enfant soucieux de son avenir n’a pas d’autre choix que de s’inscrire à une bibliothèque pour avoir accès aux ressources pour l’éducation. D’où la nécessité d’en créer davantage, tant à Bangui qu’en province. Aujourd’hui, la médiathèque de l’Alliance française reste le centre d’attraction de tous les lecteurs, élèves, étudiants, professionnels de Bangui. Il existe quelques petites bibliothèques dans les Maisons des jeunes et d’animation culturelle. Mais celles-ci manquent cruellement de livres. L’ONG ATD-Quart-monde y développe également un programme de lecture publique grâce à son réseau de volontaires repartis dans plusieurs quartiers de la capitale.

J’ai sous les yeux ton affiche, explicite et drôle, pour la première Caravane de la Francophonie en Centrafrique… Aujourd’hui, es-tu impliqué dans des actions de promotion du livre en Centrafrique ? Es-tu sollicité par des associations ou des institutions pour parler de la bande dessinée et de la lecture aux jeunes Centrafricains ?

Avec le projet EDUCA 2000, initié par la Coopération française, nous avons produit en 2005 une série de livres didactiques (autour du personnage de Gipépé le pygmée) pour l’alphabétisation. Dès lors, j’interviens de temps à autre dans des écoles ou des forums pour parler de la bande dessinée aux enfants de la maternelle et aux jeunes. Actuellement, dans mon quartier, j’apprends à lire aux enfants à partir de mes images. Je compte en faire une véritable activité à côté de mon travail d’artiste, car j’ai constaté que les enfants souffrent d’une baisse de niveau, à cause des écoles dites privées qui s’occupent en priorité de leurs petites affaires plutôt que de l’éducation de leurs élèves. Mais, pour cela, il me faut un peu de moyens pour lancer le projet.

Le sango est ta langue nationale, tout comme le français d’ailleurs... Mais quelle est ta langue maternelle ?

Ma langue maternelle est le mandja. C’est un dialecte, en fait.

Il existe en Centrafrique des programmes d’alphabétisation en langue locale. Penses-tu que cela facilite l’accès à la lecture ?

J’ai déjà publié, pour le compte de certaines ONG et des Nations Unies, quelques bandes dessinées en sango pour sensibiliser aux Droits de l’Homme et aux actions humanitaires en zones de conflits. Ce n’est pas la langue qui peut faire marcher la vente d’une bande dessinée. Mais cela reste une option, à condition que ce projet soit subventionné pour amortir le coût d’impression. L’alphabétisation se fait essentiellement en français, sauf dans l’arrière-pays où il y a eu un programme d’apprentissage en sango qui n’a pas duré longtemps.

Pour en revenir à ta carrière, peux-tu nous retracer ton parcours ?

J’ai été « déniché » en 1998 par l’Alliance française de Bangui qui organisait un concours de bandes dessinées pour désigner un représentant centrafricain qui participe à la première édition des Journées africaines de la bande dessinée à Libreville. J’étais l’unique amateur à prendre part à cette compétition réservée aux professionnels. D’ailleurs, j’ai dû insister longtemps auprès du directeur qui m’a finalement donné l’autorisation après avoir vu quelques-uns de mes travaux. Il était agréablement surpris lorsque le jury a porté son choix sur moi, me désignant comme le meilleur dessinateur. Dès lors, j’ai suivi de nombreux stages de bande dessinée, d’abord à Libreville, puis dans plusieurs autres pays (Cameroun, République démocratique du Congo, France, Japon…). Ces différents voyages effectués à l’étranger m’ont permis de prendre racine au sein du vaste réseau des bédéistes africains et internationaux et de trouver quelques petites ouvertures vers l’édition.

As-tu été influencé par des artistes étrangers ?

Certainement. La bande dessinée, au départ, n’est pas africaine. À mes tout débuts, j’étais influencé par Bernard Dufossé, le dessinateur des magazines Kouakou et Calao. Ensuite, avec la découverte des albums cartonnés, je me suis lancé sur les traces de Dany, dessinateur de Bernard Prince, sur le plan graphique, et de Jano qui colorie bien l’ambiance africaine à l’aquarelle. Maintenant, je suis séduit par une œuvre comme Aya de Yopougon de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie, tant pour le scénario, auquel tout Africain (subsaharien) s’identifie, que pour le dessin, simple mais efficace. Cela n’empêche pas que je garde ma manière d’écrire mes histoires et de caricaturer les Africains. Car je ne veux pas rester seulement dans le sillage des « grands ».

Comment a évolué ta relation avec les professionnels centrafricains ? Existe-t-il des réseaux professionnels à Bangui ? En bande dessinée ? En littérature de jeunesse ? Ou encore pour les écrivains en général ?

À Bangui, je fais maintenant partie de la grande famille des artistes reconnus. Je suis incontournable lorsqu’on parle de la bande dessinée et de l’illustration en Centrafrique. Bien que je ne sois dans aucune association professionnelle, je suis régulièrement sollicité, lorsque le besoin se fait sentir. En bande dessinée, les jeunes que j’ai formés viennent de créer un collectif, Koukourou BD, présidé par mon frère cadet, Florent Kassaï, qui est bédéiste lui aussi. Ils vont bientôt lancer le premier numéro du magazine Koukourou Mag que je supervise. C’est un projet à encourager, car il ne bénéficie encore d’aucune aide. Il est financé par les auteurs eux-mêmes.

Plusieurs expériences de publications collectives ont eu lieu à Bangui (Balao, Sanza BD) ? Peux-tu en dire un mot ?

Balao était une très belle initiative qui a bénéficié de financements, entre autres, de la Coopération française et du Ministère des travaux publics. Le magazine a eu un grand succès auprès du jeune public pendant un certain temps. Mais après dix années d’existence, il s’est heurté à des problèmes de mauvaise gestion et de « politique du ventre ».
Sanza BD est un projet de bédéistes soucieux de combler le vide éditorial après la « mort » de Balao. Ils voulaient faire renaître la bande dessinée centrafricaine. Ce projet très courageux avait bien démarré et avait une belle perspective devant lui. Hélas, il n’a pas fait long feu, encore une fois à cause de mauvais gérants.
Le public était un peu « obligé » de consommer ces bandes dessinées, même si les planches n’étaient pas toujours très bonnes. Il était obligé, parce qu’il ne trouvait rien d’autre à un prix comparable (200 FCFA pour Balao et 500 FCFA pour Sanza BD).

Tu as gagné plusieurs prix. Quelle importance ont-ils eu pour toi en Centrafrique ? Et à l’étranger ?

La bande dessinée n’étant pas considérée comme faisant partie de la culture centrafricaine, toute personne qui s’engage dans cet art est vue comme un « haraga » (immigré clandestin) qui va échouer dans le désert du Sahara.
En 2006, après mon succès au concours de la bande dessinée « Vues d’Afrique » à Angoulême, le président de la République, François Bozize, m’a fait Chevalier du mérite centrafricain à titre exceptionnel. C’était la toute première reconnaissance après dix ans de combat pour la résurrection de la bande dessinée centrafricaine. Un combat qui était essentiellement soutenu par la Coopération française et l’Union Européenne dans le cadre du programme culturel Proculture.
En 2010, j’ai été nominé pour le Trophée de la renaissance qui récompense les meilleurs acteurs centrafricains dans les domaines économique et culturel. Au même moment, j’ai vu « mon sacre » venir du côté du Festival de la bande dessinée d’Alger où j’ai gagné le Prix du meilleur projet de BD avec l’album Pousse-pousse qui sort à la fin de cette année.
Sur le plan national, ces différents prix ont permis de changer la conception que les Centrafricains ont des dessinateurs, généralement considérés comme des « ratés ». Je me suis forgé un nom et j’ai forcé le respect des Centrafricains. À l’étranger, ils m’ont ouvert la voie des festivals et permis d’entrer dans le cercle des auteurs de la bande dessinée internationale.

Tes œuvres sont-elles connues des Centrafricains ? Peut-on facilement les trouver à Bangui ? À quel prix ?

En Centrafrique, mes œuvres sont plus connues que ma petite personne. Les aventures de Gipépé le pygmée, qui ont envahi Bangui à un moment, en sont l’illustration. Ces albums édités en Côte-d’Ivoire en 2005 et 2006 se sont retrouvés sur le marché noir à Bangui et dans les provinces. Ils sont vendus autour de 1000 FCFA. Ce qui a permis à un grand nombre de lecteurs de s’en procurer facilement. D’autres albums restent inaccessibles à cause de leurs prix très élevés : Vies Volées et L’Odyssée de Mongou coûtent respectivement 6500 FCFA et 12000 FCFA.

Au niveau international, es-tu inscrit dans des réseaux professionnels ?

Je faisais partie du réseau des bédéistes d’Afrique centrale, BDafrika, mais celui-ci n’existe plus aujourd’hui. Même si officiellement il n’y a plus de réseau connu, il y a néanmoins une connexion intercontinentale entre les artistes. Grâce à Internet, on reste en contact. Ce qui fait que je suis informé de ce qui se passe en Europe ou dans d’autres pays d’Afrique.

Quelle importance attaches-tu à ces réseaux ? Offrent-ils pour un auteur de bande dessinée africains des débouchés intéressants professionnellement ?

Évidemment, c’est grâce à ces réseaux que je suis régulièrement invité à participer aux Salons du livre, aux festivals et aux expositions de bande dessinée à l’étranger.

in Pousse-pousse (à paraître)

Quels sont tes projets en cours ?

Je suis en train de boucler Pousse-Pousse qui sera édité en Algérie à la fin de cette année. J’ai aussi un autre projet avec l’Harmattan, mais nous sommes encore en discussion. Enfin, il y a L’Odyssée de Mongou, bande dessinée adaptée du roman de Pierre Sammy-Mackfoy, auteur centrafricain, qui était localement éditée par les éditions Les Rapides et que je suis en train de reprendre pour la proposer à un autre éditeur.

Et ton rêve absolu ?

Me faire éditer dans une grande maison d’édition européenne et créer une structure qui serait autonome, dotée des outils nécessaires pour aider les jeunes dessinateurs centrafricains à se perfectionner et à se faire connaître dans leur pays et au-delà de nos frontières.

Merci Didier... Au fait, comment dit-on bande dessinée en sango ?

Le mot n’existe pas !

Notes et références

1. Akim et Zembla : bandes dessinées populaires publiées en Italie, puis en France, à partir de 1958, avec grand succès, dans des journaux petit format. Les personnages Akim et Zembla sont des « tarzanides » créés par Augusto Pedrazza.

2. Poulets crevés : poulets morts de maladie. Par extension, « manger les poulets crevés » : « très mal manger ».

3. Illustre corps de l’armée coloniale française composé d’hommes de toute l’Afrique noire.


Pour aller plus loin

Sur la bande dessinée en Centrafrique

Sur Didier Kassaï

Dikass’art : le blog de Didier Kassaï. [Consulté le 14.03.2011]

Bibliographie

  • « Ousmane Sembène ». Dans Planète Enfants, n° 80, 2011.
  • « Aimé Césaire ». Dans Planète Enfants, n° 73, 2010.
  • « Mahatma Gandhi ». Dans Planète Enfants, n° 71, 2009.
  • « La Busca blanco ». Dans Vies volées. Tourcoing, Afrobul, 2008.
  • L’Odyssée de Mongou. Adapt. du roman de Pierre Sammy-Mackfoy. Bangui, Les Rapides, 2008.
  • « On prépare la fête ». Dans Une journée dans la vie d’un Africain d’Afrique. Beauvais, L’Afrique dessinée, 2007.
  • Gipépé le pygmée. Texte d’Olivier Bombasaro. Abidjan, les Classiques ivoiriens (Educa), 2006
  • Gipépé et les exploiteurs de bois. Texte d’Olivier Bombasaro. Abidjan, les Classiques ivoiriens (Educa), 2006.
  • Gipépé et le bébé. Texte d’Olivier Bombasaro. Abidjan, les Classiques ivoiriens (Educa), 2006.
  • Gipépé et la fièvre Rémonla. Texte d’Olivier Bombasaro. Abidjan, les Classiques ivoiriens (Educa), 2006.
  • Aventures en Centrafrique. Texte d’Olivier Bombasaro. Abidjan, les Classiques ivoiriens (Educa), 2006.
  • « Azinda et l'horreur d'un mariage forcé ». Dans Africa Comics. Sasso Marconi, Africa e Mediterraneo, Laï Momo, 2006
  • « Le Chasseur d'âmes ». Dans Africa Comics. Sasso Marconi, Africa e Mediterraneo, Laï Momo, 2003.