Le pouvoir des histoires

Discours de Marie-Aude Murail à la remise du prix Hans Christian Andersen 2022 de l'IBBY - catégorie écriture

Par Marie-Aude Murail, autrice
Marie-Aude Murail reçoit le prix Hans Christian Andersen des mains de Mingzhou Zhang, président d'IBBY

Ce discours a été prononcé par Marie-Aude Murail le 6 septembre 2022 durant le 38e Congrès international de l’IBBY à Putrajaya, en Malaisie, à l’occasion de la remise de la médaille et du diplôme du prix Hans Christian Andersen 2022 de l'IBBY (catégorie écriture). Marie-Aude Murail s'est exprimée en français ; sa fille, Constance Robert-Murail, a assuré la traduction consécutive en anglais.

 

 

 

 

 

Mesdames, Messieurs, chers amis d’IBBY,


Lorsque j’ai appris que le thème de votre congrès serait cette année le pouvoir des histoires, j’ai tout de suite pensé à ce jeu littéraire que m’avait proposé mon éditrice à l’école des loisirs et qui s’appelle le dernier mot.

Liste de seize mots à combinerLa règle est la suivante : vous écrivez en colonne les 16 premiers mots qui vous viennent à l’esprit. Pour ma part, ce furent : blocage, vide, lapin, psy, attendre, partir, ensoleillé, grotte, sexy, pudique, masculin, féminin, oups, yes, comment, pourquoi.

Puis, conformément à la règle du jeu, j’ai assemblé les mots deux par deux dans l’ordre où je les avais écrits, et sans trop réfléchir j’ai tiré de chaque couple par association d’idées un nouveau mot. 

Par exemple, le blocage et le vide me suggérèrent le mot barré, les adjectifs sexy et pudique me menèrent à l’ellipse, quant au masculin et au féminin, ils aboutirent à l’ambigu. Des 16 mots initiaux, il n’en restait plus que 8, dont je fis 4 paires qui produisirent à leur tour ces 4 mots : page blanche, dérive, marge, dénouement. La page blanche et la dérive s’assemblèrent pour donner le mot sens, la marge et le dénouement me poussèrent vers le verbe écrire.


Ces deux mots, sens et écrire, fusionnèrent pour n’en faire plus qu’un seul, le dernier. Cherchant un sens à ma vie à travers ce que j’écris, j’obtiens une histoire. Ce fut ce jour-là mon dernier mot, mais c’est peut-être aussi le premier, car je suis depuis toujours quelqu'un qui vit à travers les histoires qu’il se raconte.
 

Photographie de Marie-Aude Murail à 4 ansMe voici à 4 ans.


On ne le croirait pas, mais je suis un pirate. C’est le plus ancien de mes souvenirs, la première prise de conscience de celle que j’étais. Je m’aperçus que je jouais sans bouger, que je jouais dans ma tête. Heureusement pour ma sociabilité, j’ai eu très tôt des compagnons de jeu avec qui inventer des histoires et incarner des personnages. Les voici, mon frère Lorris et ma sœur Elvire, qui devinrent tous deux écrivains.


Nous jouions ensemble le jeudi, jour de congé des écoliers dans la France des années 60, et le dimanche après la messe. Nous capturions des animaux sauvages avec notre corde à sauter, nous nous évadions de prison en rampant hors du placard à balais, nous campions au désert sous nos dessus-de-lit, nous escaladions la paroi abrupte de notre cheminée. Autour de nous, les animaux en peluche parlaient et nos chaises se cabraient en hennissant. Cela se passait entre les quatre murs de notre chambre au 40 rue de Bretagne, à Paris. Nos imaginaires fusionnèrent si bien durant notre enfance qu’il nous fut aisé d’écrire ensemble à l’âge adulte.
 

Marie-Aude, Elvire et LorrisIl arrive que les histoires se finissent tristement dans la vraie vie. J’ai perdu mon compagnon de jeu l’an dernier. Mon frère est mort de la maladie de Charcot. Il voulait, m’avait-il dit, mourir en scène et pendant 18 mois, doublement enfermé par la paralysie et le confinement, Lorris a écrit avec moi, lui en les dictant, nos trois dernières histoires. 


Journal créé à 13 ans par Marie-Aude Murail pour sa soeur ElvireJe voulais qu’il soit à mes côtés aujourd'hui, car c’est lui qui a ouvert la voie aux deux petites sœurs, lui, le jeune lecteur de Lovecraft et d’Isaac Asimov qui écrivit ses premières histoires de science-fiction à la sortie de l’adolescence. De mon côté, à 13 ans, je créai un magazine pour ma petite sœur, où l’on trouvait des histoires policières, des contes animaliers et même un courrier des lecteurs.


Puis j’inventai un pays, la Tsviétlanie, inspirée par la Syldavie de mon cher Tintin et j’y passais de longues heures de rêveuse éveillée, imaginant l’histoire du pays, ses coutumes, ses costumes, sa religion, sa langue et jusqu'à sa gastronomie… On me croyait à l’école, dans la rue, à table ou dans mon lit, mais j’étais en Tsviétlanie, comme ces adolescents d’aujourd'hui qui découvrent la puissance de l’imaginaire à travers le shifting et s’évadent à Poudlard ou dans tout autre desired reality. Je suis donc quelqu'un qui a vécu et parfois survécu grâce au pouvoir des histoires, et c’est encore une histoire qui fait que je suis devant vous aujourd'hui.


Celle-ci commence lorsque j’avais 18 ans et que je découvris le village natal de la grand-mère de mon mari, un village charentais qui porte le nom charmant de Courcoury.


Marie-Aude Murail, rue René GuillotC’est là que mes trois enfants passèrent leurs vacances chez mémé Thérèse, et c’est pourquoi un de mes premiers livres pour la jeunesse, Les secrets véritables, qui a pour cadre ce village, est dédié à tous les enfants qui ont joué, qui jouent et qui joueront à Courcoury. Or, parmi ces enfants, il y en eut un qui s’appelait René Guillot. J’appris par mon beau-père que ce René Guillot, qui a même sa rue à Courcoury, était un écrivain pour la jeunesse, et c’était jusqu'à aujourd'hui le seul écrivain jeunesse français à avoir reçu le prix Hans Christian Andersen en 1964. Lorsque je fis cette découverte, j’étais un tout jeune écrivain pour la jeunesse et je crus y voir un signe.


En 1996, la section française d’IBBY me désigna comme « l’écrivain pour la jeunesse français le plus digne de prétendre à cette reconnaissance internationale que représente le prix Hans Christian Andersen », et IBBY France réitéra son choix en 1998. Je me sentis honorée en même temps qu’intimidée parce que je n’avais qu’une douzaine d’années dans la carrière, et touchée aussi par la critique que IBBY France fit alors de mon œuvre : « Marie-Aude Murail a des choses à dire sur le monde contemporain sans pesanteur et sans démagogie.(…) Nous serions heureux si, à l’occasion du prix Hans Christian Andersen, son œuvre continuait à passer les frontières, témoignant d’une écriture et d’une expérience à la fois très enracinées dans la réalité française contemporaine, et suffisamment distanciées pour être universelles. » Ce furent Uri Orlev et Katherine Paterson qui reçurent le prix Andersen, respectivement en 1996 et en 1998. Mais moi, j’ai tiré des mots d’IBBY France un encouragement à « passer les frontières », que ce soit celles du pays, de la langue, de l’appartenance sociale et aussi de la classe d’âge, car la littérature jeunesse est un passeport entre les générations. Elle est, à l’image d’IBBY, internationale et rassembleuse.

 

Conversano, Italie, 2018
Alors, de Lima à Toronto, de Saint-Pétersbourg à Marrakech et de Bologne à Francfort, je suis allée à la rencontre des enfants et des adolescents, avec mes livres dans mon sac à dos. En 2020, j’ai fait partie de ce qu’on a coutume d’appeler la short list des nominés du prix Hans Christian Andersen, qui fut attribué à l’Américaine Jacqueline Woodson. Je savais très bien que, comme le disait Dickens, « tant que je vous ferai rire et pleurer, je continuerai » et que, avec ou sans le prix Andersen, je continuerai d’écrire pour la jeunesse. Mais franchement, j’aurais préféré que ce soit avec.


Ce 21 mars 2022, jour où le nom du ou de la lauréate devait être annoncé au salon de Bologne, j’ai fait comme si je ne le savais pas et je suis allée marcher sur un petit chemin de campagne avec mon mari. Mon éditrice, présente à Bologne, Véronique Haïtse, m’a jointe sur mon portable. Je n’oublierai pas ses premiers mots : « Tu l’as, tu l’as, c’est toi ! »


Voilà, c’est une histoire comme je les aime, avec des rebondissements et des épreuves, où rien n’est gagné d’avance. Grâce à vous, c’est une histoire qui finit bien et je vous remercie d’avoir écouté la raconteuse d’histoires que je suis.

 

Des enfants cachés derrière les livres de Marie-Aude Murail.

Pour aller plus loin

  • Née en 1954 au Havre, fille de poète et sœur de Lorris et Elvire (dite Moka), écrivains comme elle, Marie-Aude Murail écrit depuis l’âge de 12 ans. Elle a commencé à publier dans les années 1980 et poursuit depuis, sans relâche, à l’école des loisirs, chez Bayard ou Albin Michel, une carrière d’autrice pour la jeunesse audacieuse et diverse, sans jamais perdre de vue son lecteur. De Baby-sitter blues au Hollandais sans peine, de Dinky rouge sang à Oh, boy !, de Miss Charity à Sauveur & Fils, elle a su conquérir un public de lecteurs nombreux et ô combien fidèles.

    Marie-Aude Murail a reçu le prestigieux prix Hans Christian Andersen 2022 dans la catégorie écriture.

 

Une sélection de 10 titres :

  • Marie-Aude Murail, Dinky Rouge sang, Paris, l'École des loisirs, 2011 (Médium ; Nils Hazard chasseur d’énigmes).
  • Marie-Aude Murail, Ill. Frédéric Joos, L'Espionne, Paris, Bayard éditions, 2018 (J'aime lire).
  • Marie-Aude Murail, Ill. Michel Gay, Le Hollandais sans peine, Paris, L'École des loisirs, 2010 (Mouche).
  • Marie-Aude Murail, Maïté coiffure, Paris, L’École des loisirs, 2015 (Médium).
  • Marie-Aude Murail, Ill. Philippe Dumas, Miss Charity, Paris, L’École des loisirs, 2016 (Médium).
  • Marie-Aude Murail, Oh, Boy! Paris, L'École des loisirs, 2015 (Médium).
  • Marie-Aude Murail, ill. Régis Lejonc, Pitsi-Mitsi, Paris, L'École des loisirs, 2022.
  • Marie-Aude Murail, Sauveur et fils, saisons 1 à 6, Paris, L'École des loisirs, 2016 à 2020 (Médium).
  • Marie-Aude Murail, Simple, Paris, L’École des loisirs, 2015 (Médium).
  • Marie-Aude Murail, Vive la République ! Paris, Pocket Jeunesse, 2019 (Pocket Junior Grand Format).

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