En quoi la distribution du livre peut-elle menacer le patrimoine culturel ?

Par Axel Goehler, Newmex Consulting Group et consul honoraire du Royaume hachémite de Jordanie Traduit par Laurence Kiefé

La littérature de jeunesse du Monde arabe, en pleine expansion dans la région, peine à trouver sa place sur le marché mondial. Les livres traversent difficilement les frontières régionales et internationales, ce qui pénalise fortement les ventes ; l’absence d’un réseau de distribution a un impact direct sur le rendement financier de la chaîne du livre arabe. Axel Goehler propose ici sa lecture de la situation, basée sur des études réalisées par une société de consultants spécialisée dans les problèmes stratégiques des marchés arabes.

Le problème de la distribution du livre dans les pays arabes aujourd’hui

Un marché potentiellement vaste mais mal desservi

Le marché du livre arabe offre des possibilités commerciales fabuleuses avec plus de 300 millions de lecteurs potentiels parlant la même langue. Cependant, faute d’un système de distribution efficace, les auteurs, les détaillants et les lecteurs ne profitent que d’une petite partie de ce marché. Sans catalogue en ligne des livres disponibles offrant, par exemple, un résumé bilingue arabe/anglais1des contenus pour les titres référencés, des renseignements sur l’auteur, un numéro ISBN et les données de l’éditeur, on a du mal à savoir quels sont les livres disponibles, les délais de livraison et le prix au détail incluant les coûts logistiques. Dans le Monde arabe, pareilles informations ne sont pas accessibles de façon centralisée et détaillée. Au contraire, l’identification des titres est pénible et difficile. En outre, les renseignements importants sur le plan logistique, comme le poids et la taille du livre, ainsi que les conditions de vente sont introuvables. Il est quasiment impossible de déterminer le prix CIF2 d’un livre arabe.

Des Foires comme lieux de vente au détail

Dans le Monde arabe, les ventes au détail se font principalement dans les Foires du livre. Ces Foires ressemblent donc davantage à des bazars qu’à des rencontres professionnelles dédiées aux relations d’affaires. Les éditeurs, les distributeurs et les écrivains y apportent des piles de livres qu’ils proposent sur des étagères ployant sous la marchandise. Il y a trois ans, la Foire d’Abou Dhabi (ADIBF)3 a conclu une alliance stratégique avec la Foire de Francfort afin de créer une plate-forme d’échanges professionnels pour l’industrie du livre arabe. Mais, l’ADIBF mise à part, il n’existe aucun organisme institutionnel où les différents partenaires peuvent se rencontrer, conclure des accords et discuter de sujets comme l’échange de copyrights, la prévention du piratage et les restrictions imposées par la censure. Si on compare l’industrie du livre arabe à celles de l’Allemagne, de l’Amérique du nord, de l’Angleterre ou de la France, à l’évidence, elle est encore loin de l’âge d’or — on a plutôt l’impression qu’elle en est restée au Moyen-âge.

Promouvoir le patrimoine arabe écrit

S’ils veulent éviter la disparition progressive du patrimoine arabe écrit, les professionnels du marché arabe doivent réagir maintenant. Sinon, le lectorat international, comme celui des pays arabes, perdra tout intérêt pour la production locale. À la longue, les œuvres des auteurs arabes courent le danger de disparaître totalement au profit d’une production internationale d’ores et déjà disponible dans les centres-villes, les aéroports ou les librairies importantes situées près des écoles et des universités.

La condition sine qua non pour que les titres issus de cette région du monde soient achetés, c’est qu’ils soient facilement accessibles et qu’on puisse les rassembler, les transporter et les livrer à un coût raisonnable. Il ne faut pas sous-estimer les conséquences négatives d’un accès restreint et d’une disponibilité limitée :

  • Avec des volumes imprimés en petites quantités, clairement en-dessous des seuils de grande diffusion, le coût par volume devient excessif ;
  • Les prix de vente moyens trop bas entraînent des marges trop minces et un coût de distribution trop élevé pour que ce soit viable ;
  • La majorité des ouvrages étant distribuée dans un faible rayon géographique, les ventes sont si faibles que les coûts de fabrication sont rarement remboursés ;
  • Confronté à plus d’obstacles que d’incitations commerciales pour « préserver l’écrit », le patrimoine arabe qu’on trouve dans la littérature de jeunesse, les livres religieux, ainsi que les publications culturelles et historiques, se trouve menacé.

Les questions à résoudre

Si les pays arabes sont dépourvus d’une distribution performante, certaines questions se posent : aujourd’hui, qui est responsable des livraisons et de la logistique des ventes en ligne au MENA (Moyen-Orient et Afrique du nord), au GCC (Conseil de Coopération du Golfe) et au Maghreb ? Comment sont organisés le transport et le recouvrement des factures ? Quelles sont les conséquences sur les revenus des participants à ce marché ? Quel est l’impact sur les pays arabes des réseaux de distribution à l’échelle mondiale, tels Amazon ou Google, avec leur puissance d’information ? Pour dépasser les insuffisances logistiques existantes, a-t-on déjà pris des initiatives visibles ? Et si oui, quelles sont leurs chances d’atteindre des résultats probants et durables, en étant confrontées à la censure, à la fragmentation du marché et aux visions à court terme ?

L’auteur — fondateur et associé de Newmex Consulting, une société de consultants internationale basée en Allemagne et spécialisée dans les problèmes stratégiques des marchés arabes — tente de répondre à certaines de ces questions. Newmex a exploré le sujet de la distribution des livres dans le Monde arabe à travers différents projets. En particulier, ont été analysées les perspectives stratégiques dans les pays du Golfe et leurs implications pour toute l’industrie du livre arabe. Fondamentalement, l’auteur souhaite faire passer un message-clé, qui définit la base du travail stratégique accompli par Newmex dans cette région du monde : il est grand temps de changer radicalement la distribution des livres dans les pays arabes !

Pour des structures de distribution efficaces dans les pays arabes

Newmex travaille avec les participants clés du secteur pour améliorer la distribution du livre en langue arabe. Voici les caractéristiques importantes d’une distribution et d’infrastructures logistiques adéquates :

1. Faciliter l’accès aux livres présentés comme « des articles de choix de grande qualité »
Aujourd’hui, les lecteurs intéressés ont du mal à repérer les titres qui leur conviennent. Pour améliorer le système de distribution, le premier élément essentiel est donc une base de données des livres disponibles dotée d’une fonctionnalité sophistiquée et d’un moteur de recherche efficace. Les lecteurs, les éditeurs, les distributeurs et les libraires doivent avoir facilement accès aux données en ligne concernant les auteurs, les titres, les conditions commerciales et de livraison, ainsi que le prix des ouvrages actuellement disponibles. Des outils de recherche sur l’ensemble du texte et des résumés de bonne qualité des contenus seront tout aussi importants que des pdf électroniquement exploitables pour les e-books et utilisables pour une impression à la demande.
En raison de structures de distribution inefficaces et chères, les livres arabes sont généralement des articles peu prisés. La vente au détail manque de finesse et la qualité des produits laisse souvent à désirer. Par conséquent, au Caire, à Riyad et à Amman, les livres se vendent à bas prix : alors que là où le marché est développé, le prix moyen du livre atteint 17$ US, les prix arabes au détail sont de 70% inférieurs. Donc, le revenu des écrivains est limité et les marges des éditeurs maigres. Comme l’indique l’illustration 1, la répartition des marges entre les distributeurs, les auteurs et les détaillants suit des schémas différents. Cependant, étant donné le niveau des prix au détail, aucun des participants de la chaîne du livre ne peut engranger des bénéfices satisfaisants dans les pays arabes aujourd’hui.


Illustration 1 : les auteurs sont dans « l’impasse » en ce qui concerne la répartition
des maigres bénéfices dans l’industrie du livre des pays arabes.
 

Évidemment, le prix très bas des livres en langue arabe est également lié aux maigres revenus de la population dans plusieurs des pays concernés. Cependant, quand il s’agit de choisir la manière de dépenser la part de revenus destinée aux loisirs, comme les repas au restaurant, les spectacles vivants, la communication ou les cigarettes, la volonté des consommateurs joue un rôle aussi important que leurs possibilités. Aujourd’hui, comme le montre l’illustration 2, la lecture de livres passe après bien d’autres formes de loisirs dans pratiquement tous les pays arabes. Si, en Arabie Saoudite et en Palestine, la lecture demeure encore une des activités les plus pratiquées, elle est beaucoup moins appréciée en Jordanie, en Syrie ou en Algérie. Donc, pour devenir des passionnés du livre, les consommateurs doivent bénéficier d’une information non seulement précise et pertinente mais également d’un commerce de détail adapté au marché.

 
Illustration 2 : La place réservée à la lecture dans plusieurs pays arabes
 

2. Inventer un système pour répandre largement l’usage de l’ISBN dans le marché du livre arabe
Dans notre région du monde, l’usage de l’ISBN varie fortement d’un pays à l’autre. Le nombre relativement important de ventes directes, ainsi que la distribution à portée limitée — prima vista — n’incitent guère à la mise en place d’une logique unifiée d’identification des livres. Cependant, sans utilisation généralisée de l’ISBN, la création de bases de données, offrant tant des informations relatives au contenu que des indications commerciales indispensables, est très difficile. Une nouvelle distribution des livres en langue arabe doit donc obligatoirement tendre à ce que les titres soient facilement identifiables via leur code ISBN. Ces derniers temps, certains distributeurs de la région ont tenté d’introduire des codages individuels. Néanmoins, une concurrence des codages et une numérisation incohérente augmentent la confusion au lieu de la réduire. De toute façon, ces codages ne peuvent être utilisés comme une base solide pour exporter les livres arabes par-delà les frontières.

3. Proposer des structures attrayantes, efficaces et adéquates en matière de distribution du livre arabe

Dans le Monde arabe, le commerce de détail du livre se limite aux zones urbaines. Peu de ventes se font dans les campagnes et les villages. À ce propos, le projet « Kitab book bus » est très intéressant (Kitab étant l’organisme organisateur de la Foire du livre d’Abou Dhabi) — un car scolaire rempli de livres et fonctionnant comme une bibliothèque mobile. Suivant un itinéraire bien établi, le car fournit en livres de différents genres des zones reculées et des écoles isolées dans tous les Émirats arabes unis. Cependant, cette initiative est une exception, si bien que les passionnés de lecture vivant en zone rurale ont généralement du mal à avoir accès aux livres. L’absence de librairies se fait particulièrement sentir dans certains pays arabes : certes, le Liban en possède encore quelques-unes, mais, dans un pays aussi gigantesque que l’Égypte, 80 millions de lecteurs sont contraints de parcourir de très longues distances pour trouver une librairie. D’après les statistiques de Newmex, on compte moins de cent librairies dans le pays du Nil et des pyramides. Non seulement les librairies sont en nombre insuffisant mais il y a également trop peu de distributeurs efficaces : l’illustration 3 montre les résultats d’une enquête récente menée par Nielsen où on a demandé aux acteurs du marché quelles étaient leurs idées sur les structures de la distribution de livres dans la région. Dans la presque totalité des pays, la plupart des professionnels affirment qu’ils sont insatisfaits de la compétence, de la diversité et de l’efficacité des distributeurs.


Illustration 3 : mécontentement général vis-à-vis de la distribution dans les pays arabes
 

« Les supermarchés du livre », récemment créés par une des plus grosses chaînes de livres en langue arabe, en l’occurrence la librairie Jarir d’Arabie Saoudite, sont encore l’exception. La plupart du temps, les magasins sont petits ou de taille moyenne et vendent un maigre assortiment de titres en langue arabe de qualité plus que médiocre. Trouver un titre particulier relève purement de la chance. L’objectif actuel, c’est de faire porter les efforts pour améliorer la distribution sur plusieurs niveaux : il faut coupler un catalogue très complet et parfaitement fonctionnel des livres disponibles avec des structures de livraison et de vente au détail aussi attrayantes que performantes.

4. Accélérer la transformation des « Foires du livre » en plateformes professionnelles
Comme on l’a dit plus haut, les Foires du livre dans le Monde arabe fonctionnent encore comme des bazars où l’on vend des livres aussi bien au public qu’aux distributeurs. Même les plus grosses manifestations comme celles du Caire et de Riyad se concentrent sur les transactions réelles entre les auteurs, les éditeurs, les distributeurs et le lecteur. Les prix réduits pratiqués dans les Foires et la possibilité de contourner les règles nationales de la censure sont fortement incitatives tant pour les vendeurs que pour les acheteurs. À quelques exceptions près — la Foire internationale d’Abou Dhabi se développe dans ce sens —, les Foires traditionnelles ne s’orientent pas vraiment vers les transactions professionnelles. La vente directe réduit, certes, le coût de la transaction individuelle. Cependant, d’un point de vue microéconomique, ces transactions individuelles en direction du lecteur sont clairement en-dessous de la masse critique et donc, éminemment inefficaces et sans poids économique.

Perspectives

Cette année, lors de la Foire internationale d’Abou Dhabi en mars 2010, une nouvelle opération « Abu Dhabi Distribution » a été officiellement annoncée par l’Abu Dhabi Authority for Culture and Heritage (ADACH). De hauts responsables de l’ADACH ont informé la presse internationale et les spécialistes du livre qu’un système de distribution pour le Monde arabe parfaitement viable serait mis en place dès 2010. Il a été clairement dit que, sinon, la richesse culturelle de la région en pâtirait. Des spécialistes en développement interne appartenant à l’ADACH vont s’appuyer sur l’expérience des leaders mondiaux du marché de la distribution, afin d’installer un puissant système panarabe pour les années à venir. Actuellement, cependant, les acteurs du secteur doivent s’arranger des inadéquations qui empêchent de vendre dans la région les livres en langue arabe à un prix raisonnable. Les auteurs souffrent tout particulièrement de cette situation — car ce sont eux qui fournissent le contenu original. Selon les enquêtes faites par Newmex, ils sont extrêmement mécontents de l’état de la distribution aujourd’hui. La situation ne peut s’améliorer que grâce aux efforts ciblés des professionnels du livre en langue arabe ayant financièrement les reins solides. On ne peut que se féliciter de voir l’ADACH prendre l’initiative et la responsabilité de cette restructuration : le livre arabe en a impérativement besoin, tant à l’intérieur de la région qu’au-delà. Un système de distribution doté de connections internationales et capable d’offrir des titres importants à un coût raisonnable et dans des délais rapides permettra de mordre de façon significative sur ce marché encore inexploité, ouvrant la voie à un commerce du livre grandement rentable.

Notes et références

1 La présence de l’anglais est nécessaire pour toucher les marchés européens, américains, asiatiques…
2 Prix CIF : prix incluant le coût, l’assurance et le transport.
3 ADIBF : Abu Dhabi International Book Fair.


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