« Hadi Badi », une initiative militante

Une plateforme de ressources en littérature jeunesse en langue arabe

Propos recueillis par Sarah Rolfo, spécialiste de la littérature jeunesse du Monde arabe et traductrice
Photographie de Miranda Beshara

Une petite équipe de femmes passionnées a créé Hadi Badi, une plateforme de partage de ressources dédiée à la promotion de la littérature jeunesse en arabe. Miranda Beshara, cofondatrice engagée de la plateforme, retrace pour nous l’histoire de cette initiative militante. Elle aborde également ses premiers pas d’autrice jeunesse à travers un album remarqué, [Téta et Babcia : voyages dans les recettes des grands-mères] تيتا وبابتشا: رحلات في وصفات الجدات. Rencontre.

Miranda Beshara, qui êtes-vous ?

Je suis à la fois Égyptienne et Polonaise, née au Caire, en Égypte, et scolarisée dans une école française de la capitale égyptienne. J’ai posé mes valises un peu partout : en Égypte où j’ai grandi, bien sûr, mais aussi aux États-Unis, à Zurich… et en France, où je vis depuis 2012. Après des études d’économie, j’ai travaillé de nombreuses années sur des projets de développement socio-économique. Traductrice spécialisée dans la traduction technique, j’ai été responsable d’une plateforme de partage de connaissances pour la Banque mondiale ; je m’occupais de la version arabe de la plateforme.

Dans ce parcours professionnel sans cesse réinventé au gré des déménagements, la littérature jeunesse est restée mon fil conducteur. Pour mes enfants d’abord, parce que je tenais à leur transmettre l’arabe de manière ludique, notamment à travers la littérature. J’ai réalisé de nombreuses activités avec eux. J’ai également animé des ateliers autour de la langue arabe au Caire. Ce n’était pas mon métier mais une véritable passion !

En parallèle, j’ai commencé à partager tout ce que je trouvais et qui pouvait aider les parents à faire vivre la langue arabe au sein de la famille dans des pays non arabophones. J’ai créé un groupe sur Facebook en 2013 que j’ai appelé Hadi Badi, krunb zabâdî حادي بادي كرنب زبادي. Il s’agit là d’une comptine égyptienne que les enfants chantent lorsqu'ils doivent choisir quelqu'un ou quelque chose.

En 2019 a été créée Hadi Badi حادي بادي, la plateforme de partage de ressources sur la littérature jeunesse à laquelle je me consacre aujourd'hui, parallèlement à l’écriture d’albums pour la jeunesse.

Parlez-nous de Hadi Badi...

Hadi Badi حادي بادي est uSite Hadi Badine plateforme de ressources dédiée à la littérature jeunesse en langue arabe. Elle cible les parents, les enseignants, les bibliothécaires, les libraires, toute personne en contact avec les enfants. L’objectif est de faire en sorte que le livre arrive dans les mains des enfants mais aussi de valoriser le livre en langue arabe. Nous voulons permettre aux utilisateurs de faire des choix, d’où le nom que nous avons choisi, Hadi Badi حادي بادي, en référence à la comptine que j’ai déjà mentionnée.

Lorsque j’ai créé le groupe Facebook Hadi Badi, krunb zabâdî حادي بادي كرنب زبادي en 2013, je pensais m’adresser plutôt à des parents vivant dans des pays non arabophones et qui n’avaient pas accès aux livres en langue arabe. Je me suis très vite rendu compte que de nombreux parents dans les pays arabes n’étaient pas conscients de tout ce qui existait en littérature jeunesse dans leur propre pays.

Le Monde arabe ne compte que peu de bibliothèques et de médiathèques jeunesse. On ignore parfois qu’une offre conséquente existe en littérature jeunesse. Ces livres sont souvent absents des écoles. Certains parents inscrivent leurs enfants dans des écoles privées qui favorisent la lecture en langue étrangère, en pensant que les besoins de l’enfant ne seront pas satisfaits par des livres en arabe, que ces ouvrages ne sollicitent pas l’imaginaire du lecteur. Les parents ne savent pas qu’il existe de beaux livres en arabe pour les enfants.

Hadi Badi حادي بادي est né de ce constat et de ma rencontre avec deux de mes partenaires sur ce projet, Hend Badawy et Raneem Hassan. Nous avons donc créé une bibliographie de tous les livres que nous aimions et dont la valeur artistique et pédagogique était avérée. Nous avons décidé que le site serait en langue arabe, dans une langue simple et accessible, pour que tous les utilisateurs puissent y avoir accès facilement.

Il existe certes des structures établies depuis longtemps et qui ont pour objet la littérature jeunesse en arabe mais elles restent peu connues et peu accessibles pour le grand public. Et c’est là que nous intervenons, dans une proximité avec tout un chacun. Nous aimerions que lorsque l’on pense à la littérature jeunesse en langue arabe, le nom de Hadi Badi حادي بادي vienne d’emblée à l’esprit.

Le projet de Hadi Badi est porté par une équipe de quatre femmes dont vous faites partie. Pouvez-vous nous parler de vos compagnes de route ?

Aux débuts de Hadi Badi حادي بادي, nous étions trois. Lorsque j’ai rencontré Hend Badawy et Raneem Hassan, nous nous sommes retrouvées sur cette problématique du livre jeunesse en langue arabe et nous aspirions toutes les trois à le promouvoir.

Hend Badawy et Raneem Hassan sont toutes les deux psychiatres pour enfants. Elles utilisent les livres pendant leurs séances avec leurs jeunes patients.

Soheir Abaza nous a rejointes plus tard. Elle a publié en 2020 un premier album illustré par Walid Taher aux éditions al-Balsam : [J'ai l'impression que] أشعر وكأن.

Nous sommes complémentaires dans nos compétences : deux autrices de livres jeunesse et deux spécialistes du développement de l’enfant.

L'équipe de Hadi Badi

Quelles sont les principales initiatives mises en place dans le cadre de Hadi Badi ?

Nous réalisons des listes de livres qui nous plaisent et dont le texte et l’illustration sont de qualité. Ce sont principalement des livres publiés dans le Monde arabe, mais pas seulement : quelques éditeurs publient en langue arabe aux États-Unis et en Europe notamment. Nous proposons aussi une classification des titres selon les tranches d’âge. Cela correspond à un véritable besoin, il existe peu d’information pour guider les parents et les professionnels dans leurs choix. Nous essayons de combler ce manque.

Notre but est de promouvoir la lecture et de permettre aux personnes intéressées de trouver ce que nous présentons. Nous diffusons sur notre site une liste de librairies ou de sites de vente en ligne pour indiquer aux gens où se procurer les ouvrages sélectionnés.

Nous mettons également en ligne des entretiens avec des professionnels : auteurs, illustrateurs, éditeurs… L’utilisateur trouvera également des articles susceptibles de l’intéresser.

Comment s’opère le choix des livres ? Comment avez-vous connaissance des parutions ?

Certains éditeurs nous contactent pour nous informer de leurs dernières publications parce que nous commençons à être connues. Mais ce n’était pas le cas au début. Nous arpentions les salons du livre du Monde arabe. Nous suivions les sites mais surtout les pages des réseaux sociaux des éditeurs. Nous consultions des sites spécialisés également, Takam Tikou notamment. Nous continuons à le faire, bien sûr, mais nous sommes également régulièrement informées directement par les éditeurs.

Pour préparer les listes à mettre en ligne sur le site, nous nous réunissons en comité de lecture toutes les quatre. Notre critère de choix principal est la qualité des textes et des illustrations. Nous présentons parfois des livres en langues étrangères qui mériteraient, selon nous, d’être traduits en arabe.

Vous avez développé une initiative très intéressante : la lecture d’albums par des célébrités égyptiennes. Pouvez-vous nous en parler ?

Pendant la pandémie de la Covid-19, nous avons lancé le projet de lectures d’albums en ligne par des hommes et des femmes célèbres dans le Monde arabe. Nous avions été contactées par la branche égyptienne de l’association Save The Children qui menait une campagne similaire aux États-Unis. Nous avons essayé de choisir les albums en fonction de la personnalité des stars. À la footballeuse égyptienne Sarah Essam, par exemple, nous avons proposé la lecture de l’album [Capitaine Shereen] كابتين شيرين, écrit par Hadil Ghoneim et publié aux éditions al-Shorouk en 2021 ; le livre raconte l’histoire de Shereen qui, parce que les garçons ne veulent pas jouer au football avec des filles, décide de se passer d’eux et de créer sa propre équipe.

Collage participants à Save with stories

Nous avons réalisé une vingtaine de vidéos que nous essayons de faire revivre aujourd'hui sous une nouvelle forme, notamment en proposant aussi une lecture en langue des signes.

Les maisons d’édition ont bien sûr été contactées au préalable, nous leur avons demandé l’autorisation de publier une lecture intégrale de leur album. Toutes celles que nous avons sollicitées nous ont répondu favorablement.

Les lectures sont en arabe parlé égyptien ou en fusha فصحى (arabe standard moderne) selon les albums et selon le choix du lecteur. Nous n’avons pas donné de consigne particulière en ce sens, nous avons préféré laisser le conteur libre dans sa lecture.

Organisez-vous d’autres activités autour du livre?

Visite guidée du CaireAvant le début de la pandémie, nous avions lancé un projet pour amener les enfants à mieux connaître leur ville, le Caire. À partir d’une carte du centre historique réalisée par l'illustratrice égyptienne Sohila Khaled, nous avons proposé deux visites guidées aux enfants pour leur faire découvrir la richesse historique de leur ville. Lors de la deuxième visite, nous avons travaillé sur un livre consacré à Talaat Harb, le célèbre économiste égyptien : [Talaat Harb, un homme qui a changé le visage de l’Égypte] طلعت حرب، رجل غير وجه مصر, écrit par Layla al-Ra’î et publié aux éditions al-Balsam en 2014. Ainsi, nous nous sommes promenés dans la ville à la recherche des lieux évoqués dans l’ouvrage. Ensuite, les enfants ont choisi un support (photo, dessin, etc.) pour s’exprimer sur le sujet. Nous avons réuni leurs créations au sein d’une exposition. Nous travaillons actuellement à faire revivre cette activité que la Covid-19 avait mise momentanément en suspens.

Nous avons également initié un projet avec l’école Tawassol dans un quartier défavorisé du Caire. Il s’agit d’une école alternative qui aide les enfants en décrochage scolaire à reprendre une scolarité normale. L’école nous a contactées parce qu’il était question de doter l’établissement d’une petite bibliothèque à partir d’un petit fonds existant et de mettre en place une médiation autour du livre avec la bibliothécaire.

Nous souhaiterions développer ce type de projets que nous avons particulièrement à cœur et qui se situent dans la lignée de nos activités déjà en place.

La plateforme existe depuis 2019, quel bilan tirez-vous de cette expérience et quelles sont les perspectives à long terme ?

Ce travail, que nous souhaitons continuer toutes les quatre, répond à un réel besoin. Nous envisageons de créer une structure plus durable qui pourrait nous convenir et englober toutes nos activités. Nous sommes actuellement toutes bénévoles mais nous réfléchissons à la création d’une association ou d’une petite entreprise, selon ce qu’il sera possible de faire avec, peut-être, une association sœur en France. Nous avons des partenaires qui nous aident à nous projeter dans l’avenir. Nous ne pouvons bien évidemment pas tout faire et il faudra choisir. Mais le but est de consolider le travail actuel et de le développer. Nous avons beaucoup d’idées et de rêves à réaliser. Pour le moment, il nous manque la structure, mais nous y travaillons !

Vous êtes également autrice, vous avez publié en 2019 aux éditions al-Balsam un livre intitulé [Téta et Babcia : voyages dans les recettes des grands-mères] تيتا وبابتشا: رحلات في وصفات الجدات. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes venue à l’écriture ?

Couverture de Téta et BabciaJe me suis toujours beaucoup intéressée à la littérature jeunesse mais je ne m’étais jamais lancée dans l’écriture avant cet album.

Lorsque ma fille a commencé à me poser des questions sur ses origines, nous avons créé ensemble le projet de « Téta et Babcia ». Nous avons interrogé Téta Aida, ma grand-mère égyptienne, Babcia Monika, ma mère polonaise, et Téta Afaf, ma belle-mère syrienne. L’idée n’était pas, au départ, d’en faire un livre, mais plutôt de chroniquer une histoire personnelle, notre histoire familiale, de permettre à ma fille de mieux se connaître, de trouver des réponses à ses questions. Je ne savais pas quoi faire avec toute cette matière que nous avions collectée. Un jour, j’ai décidé d’écouter tous les enregistrements et de les retranscrire. J’étais dans un train pour une mission en Suisse et j’avais trois heures devant moi. C’était le moment idéal.

J’ai mis beaucoup de temps à me décider à publier un livre sur le sujet. C’était très difficile pour moi de m’exposer d’une certaine façon parce que ce que je raconte est une histoire personnelle. Quand je me suis enfin décidée et que j’ai présenté le projet à la maison d’édition égyptienne al-Balsam, le retour de l’éditrice a été très enthousiaste… Mais il fallait trouver un fil conducteur.

Il y a plusieurs influences dans notre cuisine familiale grâce à ces trois femmes venues d’horizons différents. J’ai donc choisi de leur rendre hommage et d’aborder leur vie à travers leur cuisine ; la nourriture est très importante dans notre famille et il n’existe pas beaucoup de livres pour enfants qui en parlent.

Pour ma fille, cela a été un exercice très important. Elle a pu voir que ces femmes ont voyagé, qu’elles se sont installées dans des pays qui n’étaient pas le leur au départ. Cette question de la diversité et de l’identité est essentielle, mais elle est très peu abordée dans la littérature jeunesse en langue arabe.

Le choix de l’illustration a fait l’objet d’une recherche minutieuse. Trois illustrateurs ont été sollicités au départ, mais j’ai été immédiatement séduite par le travail de Heba Khalifa qui n’avait pas encore réalisé de livre pour la jeunesse. La planche d’essai qu’elle nous a présentée m’a tout de suite beaucoup plu : un mélange d’éléments photographiques et de dessins au crayon et à l’aquarelle. Elle a d’ailleurs visité les différentes maisons où les femmes de la famille ont vécu et ses illustrations reprennent des éléments de leurs intérieurs.

Aujourd'hui, j’ai décidé de me consacrer à l’écriture et je travaille sur une série d’albums pour les 8-10 ans en langue arabe. C’est une tranche d’âge pour laquelle il existe peu de lectures adaptées. Le héros du premier album de la série est inspiré de mon fils et parlera de la période entre l’enfance et l’adolescence. Le livre doit paraître prochainement aux éditions al-Balsam. L’aventure continue…

Pour aller plus loin

  • Miranda Beshara est née au Caire, en Égypte, d'un père égyptien et d'une mère polonaise. Elle rêvait de faire des films d'animation mais a étudié l'économie et le développement international à l'université américaine du Caire puis les Relations internationales à l'université de Pittsburgh (États-Unis). Elle a travaillé avec des organisations internationales et des associations dédiées à la défense des droits des femmes et des enfants. Elle a également œuvré pour le développement économique et social inclusif dans le Monde arabe. Ces dernières années, elle s'est largement concentrée sur la littérature jeunesse en tant qu'autrice, traductrice, et médiatrice. Miranda Beshara a récemment suivi les cours du programme de littérature jeunesse à l’université d’Anvers ; elle a également obtenu le brevet d’aptitude à la médiation en littérature jeunesse de l'école du Livre à Montreuil. Elle est la cofondatrice de Hadi Badi, une initiative pour la promotion de la littérature jeunesse en arabe. [Téta et Babcia : voyages dans les recettes des grands-mères] تيتا وبابتشا: رحلات في وصفات الجدات est son premier livre.
     
  • Site de Hadi Badi : https://hadibadi.org/ [Consulté le 6 octobre 2021]

Étiquettes