Nous avons des comptes à rendre aux enfants !

Par Morgane Vasta, médiatrice et formatrice en littérature de jeunesse
Photographie de Morgane Vasta

D’un bout à l’autre de la Foire du livre pour enfants de Bologne, les achats de droits des livres jeunesse sont négociés et les histoires traversent les frontières. Paradoxalement, en Europe et dans le monde, on semble transiger de plus en plus avec les droits des enfants et imposer de nouveaux interdits aux histoires qui leur sont destinées.

 

Le 3 avril 2025, des professionnels du livre venus des quatre coins du monde se sont retrouvés en Italie, pour le congrès régional européen d’IBBY sur le thème « Books make a difference! Children’s right to read in challenging times »1.

 

 

 

Au-delà des recommandations et des opinions, les droits des enfants doivent être respectés et renforcés

Affiche du congrès régional européen d'IBBY 2025, copyright David Pintor.Eva Berghmans, spécialiste belge des droits humains, est revenue sur plusieurs affaires récentes en Europe qui illustrent à quel point les espaces de lecture pour enfants deviennent des lieux de fracture politique, où normes et valeurs se font face.

Quelques exemples : la Hongrie fait en ce moment l’objet d’une procédure devant la Cour de justice de l’Union européenne pour sa loi de 2021 interdisant la « promotion » de l’homosexualité auprès des mineurs. En Allemagne, une séance de lecture animée par des artistes drag-queens a déclenché une polémique nationale. En Belgique, des responsables politiques ont pesé sur les acquisitions des bibliothèques. Au Royaume-Uni, des livres sont retirés de bibliothèques scolaires sous la pression de groupes conservateurs et les bibliothèques publiques ferment à un rythme d’environ quarante par an2. En Slovaquie, des personnes perçues comme trop progressistes ont été écartées de leurs fonctions dans des institutions culturelles.

Parallèlement, des campagnes de diffamation sur les réseaux visent artistes, bibliothécaires et enseignants, comme l’affaire « Pim Lammers » aux Pays-Bas3. Ces attaques, souvent relayées par des groupes d’extrême droite, appellent des réponses juridiques et collectives. En Belgique et aux Pays-Bas, des bibliothèques adoptent des chartes affirmant leurs rôles inclusifs. Face à la censure et aux intimidations, des outils existent pour que les adultes et les enfants défendent leur droit de lire.

 

Chris Riddell illustre la discussion depuis son atelier, en visioconférence.

 

Eva Berghmans rappelle ainsi les principes du droit des enfants, en Europe comme ailleurs. Le droit à l’éducation, à l’information et à la liberté d’expression s’inscrit à plusieurs niveaux : dans les constitutions nationales, dans les missions du Conseil de l’Europe, et dans trois textes internationaux ratifiés par la majorité des États membres de l’ONU. Ces droits sont concrets : ils engagent des actions, des choix politiques et des responsabilités partagées.

  • Le droit à l’éducation, par exemple, ne se limite pas à l’apprentissage de la lecture. Il vise le développement du « plein potentiel » de chaque enfant, dans un cadre d’égalité et de respect. Même en période de crise, les États ont le devoir d’investir, de planifier, de soutenir les initiatives qui vont en ce sens.
     
  • Le droit à l’information suppose que les enfants puissent accéder librement aux idées et choisir leurs lectures, avec un accompagnement adapté. L’article 17 de la Convention internationale des droits de l’enfant engage explicitement les États à encourager la création et la diffusion des livres pour la jeunesse. Ce droit protège aussi les enfants contre les discours de haine et soutient la représentation des minorités et la diversité linguistique.
     
  • La liberté d’expression englobe la parole, l’écriture, la création artistique, mais aussi l’engagement et l’expression citoyenne. Les enfants doivent pouvoir faire entendre leur voix, être écoutés, et participer à la vie culturelle. Ils ont aussi droit à des activités récréatives, à la découverte artistique, et à un temps et à des lieux dédiés à la lecture plaisir.
     

Chris Riddell illustre la discussion depuis son atelier, en visioconférence.

 

« Les livres font la différence ! »

De la création à la médiation, des actrices et acteurs de terrain ont ouvert des pistes de réflexion et donné des clefs pour agir.

Pour Ken Wilson-Max, l’édition inclusive ne se résume pas à publier pour les minorités : il s’agit de montrer ce que tous les enfants ont en commun, de leur donner accès à des histoires où ils peuvent se reconnaître, quelles que soient leurs réalités. Depuis le Royaume-Uni, l’auteur et éditeur d’origine zimbabwéenne cherche à infléchir les logiques commerciales dominantes, à « changer légèrement le cap du bateau » en introduisant plus de diversité, sans perdre de vue les impératifs commerciaux. Il développe ainsi « Kumusha Books », une collection lancée chez HarperCollins, pour que les enfants « retrouvent leur maison dans les livres » — Kumusha, en shona, désigne la maison ancestrale.

« Nous vivons une époque où le simple fait de mentionner l’existence de lesbiennes déclenche plus de réactions qu’une guerre génocidaire ! » se révolte Mateusz Świetlicki. Le chercheur polonais cite le cas du dernier roman de Marsha Forchuk Skrypuch sur la guerre en Ukraine, attaqué sur Amazon et retiré d’une bibliothèque scolaire pour avoir contenu le mot « »lesbienne »». Il dénonce le retour d’un « »agenda homophobe »» croissant dans plusieurs pays : les personnages queers sont aujourd’hui plus visibles, mais aussi plus censurés. Il rappelle l’importance de distinguer clairement sélection et censure : « Choisissons de bons livres ! »

Donner accès à la littérature ne suffit pas, les enfants doivent être accompagnés pour devenir des lecteurs critiques. Promotrice de la lecture moult fois récompensée en Bulgarie, Valentina Stoeva expose les contradictions de son pays : l’accès aux livres reste inégal et peu inclusif et les bibliothèques sont sous-financées. Avec le réseau EURead, elle a contribué à un manifeste pour défendre la lecture comme un droit fondamental. Elle met aussi en avant le Children’s Choice Award, par le biais duquel 18 000 enfants ont sélectionné et lu des livres pour la jeunesse avec leurs familles : un projet qui les prépare à faire des choix citoyens.

« Lire, c’est vivre ! », affirme Marie Aubinais : la lecture nous rassemble. Engagée depuis vingt ans dans les bibliothèques de rue d’ATD Quart Monde, la journaliste et autrice française a évoqué les enjeux émancipateurs de la médiation hors les murs, au plus près des enfants. Dans un climat marqué par la peur, la stigmatisation des plus vulnérables et la division sociale entre « nous » et « eux », elle livre des exemples pour agir : les Festivals des savoirs et des arts, des ateliers culturels qui créent du lien et permettent aux habitants d’observer ensemble, de questionner et de réimaginer leurs cadres de vie.


Chaque mot a un impact sur la société

La deuxième partie des échanges portait sur la façon dont les enfants perçoivent et exercent leur liberté d’expression aujourd’hui, à travers les livres et la création.

Engagées dans la défense des droits des enfants, la spécialiste britannique Nicky Parker et la chercheuse allemande Fariba Schulz ont présenté ensemble le projet européen Seen and Heard, porté par Amnesty International et plusieurs universités partenaires. Tant que les droits ne sont qu’une promesse, expliquent-elles, les histoires permettent d’imaginer comment le monde pourrait les rendre réels.

Mené à Malte, Berlin et Wrocław auprès de six cents enfants de 10 à 14 ans de plus de cinquante nationalités, le dispositif combine des échanges critiques et des ateliers littéraires, dans lesquels les jeunes explorent des questions politiques
«: À qui est donné le pouvoir de parler et d’agir dans les histoires, et quel point de vue est laissé de côté: ? La littérature peut-elle être un levier pour agir: ? Quels droits des enfants sont abordés ? Et de quelle manière: ?: »


 
Chris Riddell illustre la discussion depuis son atelier, en visioconférence

 

L’illustrateur britannique Chris Riddell participe au projet en tant que mentor. L’artiste a ainsi rappelé la puissance de la création collective en des temps troubles – en mentionnant notamment comment un de ses dessins, représentant une version « orange » du Grinch4 en référence à Donald Trump, a été censuré par les ayants droit du Dr. Seuss juste avant l’ouverture de la Foire du livre pour enfants de Bologne.

 Chris Riddell illustre la discussion depuis son atelier, en visioconférence.

Enfin, Gvantsa Jobava, éditrice en Géorgie et présidente de l’Association internationale des éditeurs, a raconté comment le secteur culturel se mobilise face à la montée de l’autoritarisme dans son pays. Elle dénonce l’adoption de deux lois : l’une visant à restreindre la représentation des personnes LGBTQIA+ dans les écoles, l’autre ciblant les ONG financées de l’étranger. 

Rappelant que « les autocraties sont puissantes parce qu’elles sont unies et qu’elles se soutiennent5», elle a lancé un appel à la solidarité : 
« Nous sommes prêts à nous battre pour la démocratie. Et vous, êtes-vous prêts à nous soutenir ? Et à vous soutenir vous aussi ! Il ne s'agit pas seulement de nous. Il s'agit d'un combat commun pour l'Europe: !: »

Charalambos Demetriou, membre chypriote du comité exécutif d’IBBY chargé de l’Europe, relaie le défi en concluant les échanges : « L’inspiration puisée ici appelle à être transformée en action. »

C’est précisément dans l’adversité que les acteurs de la littérature jeunesse doivent s’unir et s’organiser pour continuer à faire entendre toutes les voix.

Notes et références

1. Traduction : « Les livres font la différence ! Le droit de lire des enfants en des temps troubles. »
Les interventions et le programme sont disponibles sur le site d’IBBY Europe. On y trouvera aussi une vidéo dans laquelle David Pintor raconte la genèse de l’illustration de l’affiche. 

2. BBC News. « A library is more than a place with books, it is a lifeline », Stephen Menon & Laurence Cawley, 18 mars 2025. (Consulté le 30 mai 2025). 

3. « Alors qu’il devait être mis à l’honneur dans un festival de littérature jeunesse, l’auteur Pim Lammers a reçu des menaces de mort et a fini par renoncer. À l’origine de la polémique, une nouvelle publiée sept ans plus tôt, que la droite radicale juge pédopornographique. La presse néerlandaise soutient l’auteur, dont le texte, si on le lit dans son ensemble, œuvre en réalité à la sensibilisation contre les abus. » https://www.courrierinternational.com/article/polemique-aux-pays-bas-un-auteur-jeunesse-pris-dans-une-tempete-parfaite-d-accusations 

4. Le Grinch est un personnage vert et poilu, issu d’un album du Dr. Seuss publié en 1957 : How The Grinch Stole Christmas! (Le Grincheux qui voulait gâcher Noël). 

5. Gvantsa Jobava recommande la lecture de l’essai d’Anne Applebaum : Autocratie(s). Quand les dictateurs s'associent pour diriger le monde, Grasset, 2025. 


Pour aller plus loin

Morgane Vasta est membre d’IBBY France, médiatrice et formatrice en littérature de jeunesse. Elle est membre du jury du prix Hans Christian Andersen d’IBBY (2022-2024 et 2024-2026).

Son site : https://www.epigrammecollegram.com [Consulté le 02.06.2025].


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