Petite Poucette au fond des bois

Par Sylvie Octobre, chargée de recherches sur les loisirs culturels des jeunes au Ministère de la culture et de la communication
Photo Sylvie Octobre

Sylvie Octobre, chargée de recherches sur les loisirs culturels des jeunes au Ministère de la culture et de la communication, apporte au dossier de Takam Tikou sa brillante analyse des enjeux d’aujourd’hui concernant le patrimoine et sa transmission. L’accès à la culture se trouve très fortement modifié par les nouvelles technologies. Cela concerne également les enfants – Petit Poucet et Petite Poucette –, particulièrement habiles de leurs pouces quand ils pianotent sur les différents claviers. Ces mutations transforment les notions d’autorité, de pouvoir, de savoir et de transmission. Transmettre, dans le domaine de la culture, c’est permettre à l’autre de faire sien un savoir qui est aujourd’hui émis dans un flot continu d’informations, disponibles à tous, à tous moments. La médiation est à réinventer.

La métaphore des jeunes générations pourrait être « Petit Poucet » ou « Petite Poucette », selon le mot de Michel Serres, ces enfants qui tiennent des terminaux culturels – ordinateurs portables, tablettes, smartphones – entre leurs mains et, avec eux, potentiellement, l’ensemble du champ culturel. Cette facilité d’accès modifie la position symbolique de la culture : elle valorise l’instantanéité, le présentiel, le combinable, l’échangeable, et crée sur ces bases de nouvelles échelles de valeurs, là où la culture légitime prônait le temps, la sédimentation, la conservation, l’accumulation. Individualistes mais sociables, ouverts mais communautaires, critiques mais aussi enthousiastes, labiles et mobiles, les jeunes sont aussi moins attachés aux productions nationales, moins « fidèles » et attendent des modes d’approche des contenus culturels renouvelés. Leur rapport au patrimoine est moins spontanément révérencieux, mais pour autant ils ne sont pas dépourvus du souci du sens et des racines, dautant moins sans doute qu’ils sont confrontés à un monde multipolaire, pluriculturel et métissé.

Ces mutations sont d’autant plus cruciales que nous sommes probablement parvenus à la fin du cycle qui établissait un lien fort entre savoir et culture. Le niveau de diplôme moyen a beaucoup progressé et nous parvenons au plafond de verre de la massification scolaire : depuis les années 1980, en France, 65% des jeunes d’une classe d’âge obtiennent le bac et ce chiffre n’évolue plus. L’élévation du niveau de diplôme n’engendre plus « mécaniquement » une appétence forte pour les formes de la culture légitime : les nouveaux héritiers, pétris de culture technico-commerciale et juridique qui est le terrain professionnel des nouveaux dominants, ne sont plus toujours des lecteurs de livres, des amateurs de musée ou de théâtre, mais plutôt de séries télévisées, de blogs et de musiques électroniques.

Ce portrait d’ensemble masque, bien entendu, des différences voire des inégalités fortes, dont certaines se sont creusées récemment : entre les filles et les garçons, entre les diplômés et les non diplômés, entre ceux qui s’insèrent facilement dans la société et ceux qui rencontrent plus de difficultés, entre ceux qui vivent une jeunesse d’expérimentation sans contraintes et ceux qui en sont privés, etc. Les aspects générationnels n’érodent pas les différences sociales : une vision univoque serait fort trompeuse.

Mais ce qui les rassemble, c’est l’usage des produits et contenus culturels à des fins expressives et identitaires : l’individu post-moderne est labile, partage des émotions (souvent nées de produits culturels) et crée des communautés fluctuantes sur cette base. Ce qui les réunit aussi, c’est de se retrouver face à une hyper abondance, une profusion de contenus et d’informations, la plupart du temps non hiérarchisées, et de devoir, comme Petit Poucet, (re)trouver son chemin dans les bois.

Retour sur la transmission

Face à Poucet et Poucette, les cassandres de la crise s’en donnent à cœur joie : perte de valeur, crise des institutions culturelles, scolaires, crise de la famille… Tous les registres sont sollicités et se rejoignent dans lannonce de la crise des transmissions. De quelle crise parle-t-on ?

Revenons un instant sur le concept de transmission. La transmission culturelle ne peut être pensée que dans un rapport dialectique culture/ individu, culture/ psychisme, en permanente tension entre production et reproduction, construction et reconstruction. C’est ce que le concept de reproduction interprétative, cher à William Corsaro, indique : toute transmission est une transformation qui utilise le prisme de nos expériences, de notre personnalité, de notre statut pour opérer. C’est ce qui fait à la fois lien commun et différence dynamique. L’opposition à une culture – une contre-culture – se situe encore dans la transmission, puisqu’elle refuse ce qui lui est proposé en reprenant les mêmes cadres de pensée.

La diversité culturelle peut alors être pensée à partir du rapport subjectif que chaque individu entretient avec sa culture, ainsi qu’à partir des interactions entre les individus et le groupe : lintégration dun élément nouveau se réalise dans un double mouvement d’assimilation et de différenciation qui est nécessairement une transformation.

Autrement dit, il faut quitter la métaphore de l’héritage matériel – le buffet de la grand-mère reçu à sa mort et qu’il s’agit de préserver des atteintes du temps, voire de l’usage – pour entrer dans une vision plus plastique, tant des objets transmissibles (les produits issus des industries culturelles peuvent être transmis aussi bien que les œuvres de la culture légitime), que des modalités de la transmission (itérative, réversible, jamais totalement achevée, horizontale autant que verticale, et ascendante autant que descendante), et des récepteurs (l’héritier doit accepter son héritage, ce qui n’est pas systématique). Dès lors, le champ de la transmission devient vaste et pluriel.

Transmettre dans des sociétés fluides

Revenons à Poucet et Poucette. Tous deux vivent dans une société quAlain Touraine désignerait comme « fluide » : une société dont peut faire une lecture culturelle plutôt que sociale. Les identités y sont relationnelles – on les montre sur les réseaux sociaux, on les modifie autant que souhaité, on les travestit pour expérimenter. Le processus relationnel et le processus biographique y sont très intriqués : les produits culturels ont pris une telle importance que la vie sociale s’organise autour d’eux, et la dimension relationnelle est devenue si centrale qu’elle est le moteur des pratiques culturelles. La figure du réseau irrigue fonctionnements et représentations : mise en collaboration ponctuelles et réversibles, flux d’expériences, partage des émotions et des avis plutôt qu’échanges discursifs, constructions et confrontations d’opinions et prospective du futur. Enfin, la logique du flux – continu, homogène et apparemment déstructuré – s’accompagne du développement de trois dimensions fortes : la réflexivité, la différenciation et l’individuation. Et ce rythme des sociétés numériques – instantané, présentiste – semble rompre avec celui des apprentissages et du savoir : cumulatif, sédimentaire et historique.

De fait, les communautés culturelles coexistent sans que l’on puisse désigner clairement une hiérarchie de valeurs qui les articulerait, ce qui rend plus problématique l’existence d’un méta-capital culturel trans-univers, commun aux cultures spécifiques produites par chaque communauté de classe sociale, d’âge, de sexe, etc. Les difficultés de l’école républicaine et obligatoire à transmettre peuvent être reliées à cette difficulté à définir un périmètre commun de contenus culturels à valoriser, préserver et transmettre. Les débats complexes sur ce qui est digne d’être transmis et ce qui vaut d’être présenté en témoignent : la littérature jeunesse « vaut »-elle d’être enseignée ? Et si oui laquelle ? Et la bande dessinée ?

Car le mouvement de reconnaissance croissant de formes d’expression artistiques autrefois sous estimées (au XXesiècle ; la photographie, le jazz, le cinéma, le rock ; au XXIesiècle, la danse hip-hop, le graff, la BD, les romans policiers, les séries TV) a pour corollaire une dilution et un affaiblissement du pouvoir d’imposition de l’institution scolaire autour des objets qui constituaient autrefois le cœur de cette culture commune : la littérature classique en particulier. Et, sur ce point, l’injonction à lire des livres, qui n’a probablement jamais autant pesé sur les jeunes, est paradoxale : d’une part, elle émane ou est relayée par des parents qui font partie des générations déjà moins lectrices, et dans laquelle la socialisation au livre par imprégnation (la force de l’exemple) s’est effritée ; d’autre part, la croyance en la rentabilité scolaire de la lecture s’est elle-aussi érodée ; enfin, la pression à la lecture (d’imprimé) tend à faire de cette activité une activité « disciplinée », peu susceptible d’attirer les adolescents en mal de reconnaissance individuelle.

Poucet et Poucette sur les chemins de traverse de la transmission

Les affiliations multiples de Poucet et Poucette déjouent donc les logiques des politiques publiques, les communautés mouvantes perturbent les logiques d’action institutionnelles, tandis que les technologies de réseau procurent des espaces de labellisation qui remettent en question le monopole de l’édiction des valeurs détenu par l’école et les institutions culturelles. Est-ce à dire que plus rien ne se transmet ? Certes non. Mais les formes de la transmission ont beaucoup évolué. Les transmissions ne s’opèrent plus seulement verticalement, mais aussi horizontalement par capillarité. Les transmissions sont traversées par des compromis autour du « vivre-ensemble » qui n’ont plus rien de semblable avec la transcendance des valeurs de la haute culture. Bricolage, métissage, hybridation sont les maîtres mots des transmissions post-modernes, qui se réalisent dans des interstices, des chemins de traverse.

Les chemins de traverse de Poucet et Poucette ne sont pas les mêmes : les études montrent que le champ culturel fonctionne plus nettement sur les transmissions féminines et que la domination des filles y devient de plus en plus nette, notamment dans les domaines légitimes du livre, des musées, du spectacle classique, notamment dans les catégories sociales supérieures qui fournissent d’ordinaire le plus gros des publics de ces activités culturelles.

Inventer une médiation renouvelée qui sache, tout en prenant acte des différence de genre, dâge, de classe sociale, de communauté culturelle, retisser un vivre ensemble, partenarial entre les institutions de transmissions que sont l’école et les équipements culturels, mais aussi les industries culturelles et de communication, tel est l’enjeu de ce début de XXIesiècle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour aller plus loin

Biographie

Sylvie Octobre est sociologue, chargée de recherches sur les jeunes à la DEPS (département des Études de la Prospective et des statistiques au Ministère de la Culture). Elle est lauteur de nombreux articles.

Bibliographie

 

Ouvrages

Sylvie Octobre. Les Loisirs culturels des 6-14 ans. Paris, Ministère de la culture et de la communication, Direction de ladministration générale, Département des études et de la prospective, 2004.
Sylvie Octobre, Christine Detrez, Pierre Mercklé, Nathalie Berthomier. L’Enfance des loisirs : Trajectoires communes et Parcours individuels de la fin de lenfance à la grande adolescence. Paris,Ministère de la culture et de la communication, Secrétariat général, Département des études, de la prospective et des statistiques, 2010.
Sous la direction de Sylvie Octobre. Enfance & Culture : transmission, appropriation et représentation. Paris, Ministère de la culture et de la communication, Secrétariat général, Département des études, de la prospective et des statistiques, 2010.

Articles

« Socialisation et Pratiques culturelles des frères et sœurs ». Dans Informations sociales, n° 173, 2012/5.
« Le Genre, la Culture et lEnfance ». Dans Réseaux, n° 168-169, 2011/ 4-5.
« Du féminin et du masculin : Genre et trajectoires culturelles ». Dans Réseaux, n° 168-169, 2011/ 4-5.
« LEnfance des loisirs : Éléments de synthèse ».Dans Culture études, n° 6, 2011/ 6.
« La diversification des formes de la transmission culturelle : quelques éléments de réflexion à partir dune enquête longitudinale sur les pratiques culturelles des adolescents ». Dans Recherches familiales, n° 8, 2011/ 1.
« La Socialisation culturelle sexuée des enfants au sein de la famille ». Dans Cahiers du Genre, n° 49, 2010/ 2.
« Quelle relation demain ? ». Dans Documentaliste-Sciences de lInformation, vol. 46, 2009/ 3.
« Tels parents, tels enfants ? Une approche de la transmission culturelle ». Dans Revue française de sociologie, vol. 49, 2008/ 4.
« Pratiques culturelles chez les jeunes et Institutions de transmission : un choc de cultures ? Cultural practices amongst the young and transmitting institutions: a clash of cultures? ». Dans Culture prospective, n° 1, 2009/ 1.
« Les Horizons culturels des jeunes ». Dans Revue française de pédagogie, n° 163, 2008/ 2.
« Loisirs culturels et Construction du genre au sein de la famille ». Dans Agora débats/ jeunesses, n° 47, 2008/ 1.
« Les 6-14 ans et les équipements culturels. Des pratiques encadrées à la construction des goûts ». Dans Revue de lOFCE, n° 86, 2003/ 3,
« Les 6-14 ans et les medias audiovisuels. Environnement médiatique et interactions familiales ». Dans Réseaux, n° 119, 2003/ 3.


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