« Des livres à bord »

Accueillir les enfants migrants avec des albums sans texte

Par Deborah Soria, libraire pour enfants Traduit par Hasmig Chahinian
Photographie de Deborah Soria

Après avoir créé une bibliothèque sur l’île de Lampedusa, où des centaines d’enfants migrants font temporairement halte et où mille enfants et adolescents italiens vivent tout au long de l’année, l'IBBY Italie a lancé le projet « Books on board » ou « Des livres à bord » pour proposer des albums sans texte aux enfants secourus en mer Méditerranée et accueillis sur les bateaux des ONG. Deborah Soria, membre de l'organisation, nous parle de ce projet engagé qui s’appuie sur l’expérience de la bibliothèque de Lampedusa et qui met l’album sans texte au cœur de l’accueil des enfants migrants.

 

Une bibliothèque sur une île

Le projet « Silent Books, Final destination Lampedusa » (« Livres sans paroles, destination finale Lampedusa ») a été lancé en 2012 par l'IBBY Italie et porté par toutes les sections de l'organisation à travers le monde. Il a consisté à mettre en place une bibliothèque sur l’île de Lampedusa, à la frontière de l’Europe, de façon à proposer des livres aux enfants migrants installés dans un camp de réfugiés. Le projet concerne en particulier les livres sans texte, qui sont accessibles à tous, indépendamment de leur langue et de leur niveau d’alphabétisation. Un travail est mené auprès des bibliothécaires afin de les aider à utiliser ces livres pour accueillir et aider les enfants migrants nouvellement arrivés sur l’île.

Dès le début du projet, un effort a été fait par les bénévoles de l’IBBY Italie pour comprendre comment intégrer des livres dans la vie d’une communauté, être flexibles, s'adapter aux circonstances, cerner les besoins de la communauté et y répondre. Après moult péripéties, la bibliothèque a été inaugurée en 2017. Elle a évolué au fil du temps pour devenir un lieu où les droits des enfants sont défendus et les besoins des adultes sont couverts, un lieu d’échanges internationaux et d’information, sans caractère religieux et sans enjeux économiques.

 

Bibliothèque sur l'île de Lampedusa

 

La bibliothèque a un fonds de 400 albums sans texte envoyés par les sections de l’IBBY tout au long des cinq éditions du projet. C’est probablement la collection d’albums sans texte la plus importante au monde ! La bibliothèque accueille également un fonds de 1 500 livres pour enfants et adolescents destinés à être utilisés par la communauté locale et l’école de Lampedusa.

La bibliothèque est maintenant bien implantée dans son environnement et a acquis une solide réputation. Cela a permis à l'IBBY Italie de se consacrer à d’autres besoins identifiés grâce à cette expérience.

« Des livres à bord »

Lampedusa est un relais au milieu de la mer, la première étape pour un grand nombre de personnes qui ont décidé de venir en Europe en traversant la Méditerranée. Beaucoup arrivent directement sur l’île par bateau, mais d’autres sont sauvées des flots par des ONG qui parcourent les mers en bateau à la recherche de naufragés à secourir.

« Des livres à bord », un nouveau projet initié par l'IBBY Italie, consiste à mettre à disposition, sur ces bateaux qui sauvent des vies dans les eaux internationales entre la Libye et l’Italie, des albums sans texte, afin qu’ils puissent être utilisés par les rescapés durant leur séjour à bord. Ce séjour peut durer quelques jours ou quelques mois, en fonction des tensions politiques, des restrictions dues à la pandémie du Covid, de l’interdiction d’entrer dans les ports italiens (cf. le cas de Carola Rackete), etc.

Chaque instant de la vie est précieux. Il est important de proposer des livres sur les bateaux, pour que les enfants puissent les regarder et rêver durant leur séjour à bord, en attendant que les politiciens décident de leur sort.

Une valise rouge

Une valise rougeLe dispositif est simple : une valise étanche, d’un beau rouge, très solide, qui contient vingt albums sans texte, un tapis, des crayons de couleur, du papier et quelques instructions d'utilisation. L’idée est d’amener facilement la valise là où on en a besoin, de l’ouvrir et de créer très rapidement un coin-lecture pour les enfants.

Les albums sans texte de ce projet ont été choisis parmi les nombreux titres sélectionnés tout au long des années par les membres de l’IBBY à travers le monde. Le choix a porté sur des albums non traumatisants, sans histoires dérangeantes, et dont le thème n’est pas la migration.

Ces livres peuvent être des portes qui ouvrent au partage d’idées, d’expériences… Ils réunissent les lecteurs et les non-lecteurs avides d'histoires et de connaissances, et créent ainsi un espace propice à la compassion et l’empathie. À bord, les albums peuvent apaiser les tensions, aider les mères et les enfants à oublier la peur et la difficulté du moment, encourager les personnes âgées à établir un contact ou simplement à se distraire. De nombreuses études sur la bibliothérapie le confirment : les albums sans texte peuvent « fonctionner » pour tous, indépendamment de leur langue ; ils sont donc parfaitement adaptés dans un contexte où les rescapés viennent d'endroits très différents et n'ont pas de langue commune.

Développement du projet

En s’appuyant sur l’expérience accumulée au cours des sept années d'ouverture de la bibliothèque sur l'île, l’équipe a partagé ses idées avec les équipages à bord. Le travail en mer peut être suivi en direct, grâce à un réseau de citoyens qui se sentent concernés par la situation et qui partagent de manière informelle les informations qu’ils trouvent.

Que se passe-t-il à bord ? Les équipages sont constitués surtout de volontaires, des jeunes aux parcours très différents venus de toute l'Europe qui décident de passer du temps en mer pour sauver des êtres humains. L'un des premiers problèmes rencontrés par le projet « Livres à bord » est que l'équipage change très souvent et que la formation est difficile. Apprendre à utiliser les livres n’a pas été intégré dans la formation générale que les volontaires reçoivent dans le cadre de leur engagement auprès des ONG.

Les naufragés sont sauvés selon une procédure qui dépend des conditions météorologiques. Une fois à bord, ils passent un premier examen médical, puis reçoivent des kits pour leur traitement personnel. Ensuite, ils attendent. Ils attendent d'être amenés à terre, où ils poursuivront leur projet de migration.

Il ne suffit pas que les livres soient présents à bord, encore faut-il s'adapter pour répondre au mieux aux besoins des naufragés, en fonction de la vie quotidienne.

 

Sur le quai, près du bateau Sea Watch, une valise rouge et trois personnes

Des livres-outils

L'IBBY croit fermement au pouvoir des livres en tant que moyen pour établir une relation respectueuse avec autrui, dans une perspective d’ouverture. Quel meilleur outil que le livre et les histoires pour apprendre à connaître l’autre, à l’accepter dans sa différence, échanger avec lui ?

Autre chose à noter : les idées fausses qui circulent dans le grand public à propos du livre en tant qu'outil. Certains n'en comprennent pas la nécessité. Ils ne font pas confiance aux livres et croient généralement que les albums sans texte sont uniquement destinés aux enfants parce qu'ils sont illustrés. Ces idées fausses doivent être combattues par le biais de formations structurées et assumées.

 

Deux adultes lisant

La vie à bord... et quelques risques

Des livres et une valise rougeComment les volontaires accueillent-ils le projet ? Comment réagissent-ils à l'utilisation des livres comme outil ? Au cours du travail avec les réfugiés et les nouveaux arrivants, il est très facile, même avec les meilleures intentions du monde, de transformer les gens en numéros, de garder une distance pour se préserver. On peut se barricader derrière des pratiques rigides et froides, et ne pas vouloir s’impliquer personnellement en partageant des histoires avec les enfants, notamment en utilisant des albums sans texte.

C'est un problème très courant. Ce n'est pas parce que l'on a décidé d'être du côté de la protection des droits de l'homme que l'on est à l'abri du danger de s'engourdir et de se focaliser sur d'autres besoins pratiques qui ne nécessitent pas autant d'empathie.

Il est humain de mettre un espace entre soi-même et toutes ces histoires dures, ces parcours de vie difficiles. Mais les livres peuvent aider à appréhender cette réalité. « Je m'intéresse à votre histoire », dit le livre, « je me soucie de vous en tant qu'êtres humains ». En étant formés à l’utilisation des livres et des histoires dans leur pratique quotidienne, les humanitaires apprennent à soigner les rêves et les espoirs des rescapés. Cette idée est très difficile à appréhender et à mettre en œuvre pour de nombreuses personnes.

Les naufragés peuvent trouver que les livres sont totalement différents de ce qu’ils connaissent, mais l’expérience montre que la curiosité est toujours la meilleure alliée avec les enfants et les jeunes adultes ! Et si la personne n'est pas trop malade ou ne souffre pas trop de blessures ou de détresse, les histoires seront un bon moyen de créer un contact visuel et une relation intéressante avec autrui.

Retour sur expérience

Les livres sont là, à bord des bateaux, mais il est très difficile d'obtenir un retour des personnes embarquées. Leurs priorités sont ailleurs, elles sont là pour sauver des vies, des gens meurent en mer tous les jours. Installer des coins-lecture et proposer des albums sans texte aux enfants recueillis ne fait pas partie de leurs premières urgences.

Il est difficile de mesurer l'impact du projet sur les naufragés. Et la pandémie du Covid n'a rien arrangé.

Il faudrait des volontaires prêts à monter à bord avec une valise rouge et à travailler avec l'équipage et les rescapés pour montrer comment faire et former les équipes. L'expérience serait sans nul doute enrichissante pour toutes les personnes concernées, y compris pour les membres de l'IBBY. C'est ce que l’IBBY Italie projette de faire dès que la pandémie sera terminée.

Prochaine étape…

La prochaine étape du projet sera de faire en sorte qu'une valise rouge remplie de livres puisse prendre place dans chaque camp d’hébergement d’urgence pour migrants, dans chaque centre de premiers secours, dans chaque hôpital situé en zone de guerre. Il est temps que les livres soient présents aux frontières, dans les hôpitaux, dans les camps de réfugiés, partout où les gens risquent d’être réduits à des numéros, afin que par eux ils retrouvent leur humanité.

Pour aller plus loin

  • Deborah Soria est libraire pour enfants depuis 1999. Elle travaille avec des enfants, des familles et des écoles pour toucher des communautés qui vivent loin de la littérature. Fille d’un chauffeur de poids lourds et d’une bibliothécaire, elle a décidé de créer, en 2006, une librairie mobile pour enfants installée dans un bus qui circule d'un village à l'autre et même dans des îles ! Son nom est Ottimomassimo.

    Deborah Soria est membre de l’IBBY Italie et a été membre du jury du prix Hans Christian Andersen. Elle est convaincue qu’il faut donner aux jeunes générations le meilleur possible, et elle s’efforce de le faire dans son domaine. Deborah Soria est, depuis 2012, responsable du projet « Silent books final destination Lampedusa » et forme les enseignants et les bibliothécaires à l'utilisation des albums sans texte pour accueillir les nouveaux arrivants. Elle intervient sur les questions d’accès aux livres des migrants aux frontières et dans les communautés qui vivent de grands changements.
     
  • Bibliographie :
    • Soria Deborah, Io e la tigre, Sinnos editore, 2000.
    • Marquardt Luisa, Perego Loredana, Soria Deborah, Per una biblioteca in ogni scuola, Sinnos editore, 2012.
    • Zizioli Elena avec la collaboration de Franchi Giulia, I tesori della lettura sull'isola. Una pratica di cittadinanza possibile, Sinnos editore, 2017.
    • Centro Regional para el Fomento del Libro en América Latina y el Caribe, Estrategias de mediación cultural en emergencias : lectura y escritura como refugios simbólicos, 2022.

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