La collection "Lucy" singulière et plurièle

Par Elisa Borghino, Enseignante et chercheuse Traduit par Emilie Bettega
Jeune femme à lunettes de trois quart

Envisagée dans les années 2000 par Kadiatou Konaré et dirigée par Kidi Bebey, la collection « Lucy » de la maison d’édition Cauris présente une série de personnages africains ou de la diaspora africaine. Ces albums documentaires publiés en Côte d’Ivoire et destinés aux enfants en âge de lire forment un ensemble exemplaire de documentaires jeunesse. Avec la collection « Bulle » qui a aussi donné à lire aux enfants des biographies de grands personnages africains, la collection « Lucy » est l’une des collections emblématiques de cet effort pour donner aux enfants une image particulièrement positive de l’histoire du continent et de sa diaspora. Singulière dans sa démarche, la collection est bien entendu plurielle par le choix de ses personnages, le lien entre l’histoire collective et les histoires singulières. Et c’est cette pluralité qu’il s’agit d’interroger. 

 

 

Les biographies : un genre qui se développe de plus en plus dans l’offre éditoriale jeunesse dans le monde

Les biographies retracent un chemin singulier qui fait sens pour une collectivité historique qui souhaite en garder la trace. Rédigée à la troisième personne, la biographie est élaborée à partir d’une documentation historique, élaborée à partir de sources variées aussi bien dans leur points de vue que leur origine. Les biographies pour la jeunesse diffèrent en ce sens des biographies générales. Elles ne sont généralement pas le fruit d’une recherche historique mais s’écrivent à partir de connaissances déjà établies. Mais il est néanmoins parfois fait appel à des « spécialistes » de la question qui deviennent alors des cautions scientifiques dans le cadre d’une vulgarisation de leur propre travail. 
Leur réussite tient à l’efficacité du récit et des illustrations ainsi qu’au dosage entre le récit et les informations documentaires distillées au fil des pages ou bien regroupées parfois à la fin du volume. 

Il est important de noter que le genre documentaire en jeunesse – qu’il soit biographique ou non – peut aussi prendre la forme d’un album ou d’une BD dans le cadre d’une hybridation des genres de plus en plus courante. Dans l’offre éditoriale mondiale, on trouve de nombreuses biographies d’hommes et de femmes célèbres, de tous les univers dont la vie est retracée dans un album ou une BD documentaire.

Les biographies pour la jeunesse se sont développées au XXIe siècle au sein des documentaires aussi bien sous la forme de monographies que sous la forme d’ensembles biographiques présentés de façon thématique : les femmes de science, les femmes rebelles, les enfances des personnages célèbres... On peut noter un fort développement des biographies de femmes dans le cadre de publications thématiques ou monographiques, développement éditorial qui correspond à un effort du secteur pour ne plus invisibiliser le rôle des femmes dans l’histoire de l’humanité. 


La collection « Lucy » : prédominance du récit

Les albums de la collection « Lucy » sont des albums documentaires : ils font se succéder récit biographique et pages documentaires même si ces dernières sont souvent réduites. Chaque volume est composé de 24 à 32 pages. La police de caractère est plutôt grande et l’interligne extrêmement confortable. Très maniables, ils sont conçus pour les petites mains qui en tourneront les pages. Ils s’adressent ainsi à de jeunes enfants qui ne savent pas encore lire dans le cadre d’une lecture accompagnée ou bien comme une première lecture pour un jeune lecteur autonome. 

Les pages documentaires contribuent à la culture générale du lectorat. En présentant les grandes figures de l’histoire africaine ou de la diaspora africaine, les auteurs évoquent ainsi des univers aussi variés que le sport, la chanson, l’histoire politique, le mythe ou la légende. Au récit sont réservés les éléments d’une narration parfois romancée, aux pages documentaires, l’exactitude des faits et l’introduction du contexte qui permet à l’enfant de comprendre la situation historique et géographique après avoir lu le récit de vie comme toute autre fiction. 

Mais c’est le récit qui constitue la part la plus importante et la plus intéressante de chaque album. Dès les premières lignes de chaque biographie, la dimension fictive du récit est présente et flirte souvent avec le mythe ou la légende. On retrouve à plusieurs reprises la phrase d’ouverture des contes de fées pour les personnages de l’Antiquité, figures mythiques comme la reine de Saba. 

La reine de Saba, bébé, dans les bras de son père
 

Cependant, cette dimension mythique est toujours contrebalancée par une réalité géographique : celle du territoire où est né et a vécu le personnage. Mais pour l’ensemble des récits, la prédestination est toujours présupposée sans être pour autant jamais explicite. En effet, le sous-texte qui affleure dans chaque album est le suivant : tous les personnages démontrent un courage et une détermination hors pair sans lesquels ils n’auraient pu devenir ce qu’ils ont été et qui font d’eux des hommes ou des femmes d’exception marqués par le destin. 


La collection « Lucy » : iconographie et représentations du genre


L’analyse de l’iconographie des personnages est riche d’enseignement. Elle est tout d’abord visible sur la couverture. Celle-ci présente toujours le personnage avec tous ses attributs que l’on retrouve ensuite, tel un épithète   homérique, dans le texte lui-même. Abeba Bikila est défini comme « le champion aux pieds nus », Pela Kuti, « le génial musicien » et Sarraounia « la reine magicienne du Niger ».

Couverture du livre
 

Les hommes et les femmes se présentent indistinctement de face ou de profil avec un accessoire symbole de leur activité ou de leur destin et que l’on retrouve répété tout au long de l’album. Cela peut être un accessoire tel un chapeau, un kefi, ou un tricorne comme celui de Toussaint Louverture ou bien encore un instrument de musique pour les chanteuses ou les chanteurs. Tous les albums présentent une marge comme s’il s’agissait de petits cahiers et certains albums se ressemblent. Par exemple, Miriam Makeba, Makeda et Modibo Keita sont représentés sur un fond très similaire qui emprunte au marron toutes ses nuances. 

Couverture

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On note toujours un lien entre les couleurs de la couverture et celles de l’album, ce qui prolonge l’unité graphique du style à l’intérieur des pages même si les illustrateurs ne sont pas les mêmes d’un texte à l’autre. Sans parler de code couleur, on retrouve souvent un ocre terre de Sienne pour évoquer la terre africaine où sont nés ou bien d’où viennent les héros de la collection. La mise en page est extrêmement soignée. À telle enseigne que les premières majuscules de chaque double page sont des lettrines faisant ainsi référence à la tradition et à l’histoire du livre.
Dans la collection, les personnages masculins sont la majorité :  poètes, sportifs, mais aussi chanteurs et musiciens, présidents et révolutionnaires. Ils sont représentés sur les couvertures avec des objets qui ont une fonction d’attribut et qui les représentent autant que leurs costumes. En revanche, les personnages féminins appartiennent davantage à la scène artistique ou bien sont des figures de légende du continent africain : reine ou chanteuse. Elles ont toutes en commun le courage, la persévérance et l’entêtement mais aussi l’élégance, la créativité et la sensibilité sous toutes ses formes. Leurs vêtements traditionnels aux couleurs chaudes sont souvent représentés sur un fond couleur terre qui met en valeur la richesse de la trame des tissus.

Couverture
 

Partant de cette représentation genrée des couvertures, consacrons-nous, à présent, à une lecture plus approfondie de deux albums qui soulignent bien, chacun à leur manière, comment les légendes, les siècles et le genre des personnages permettent des traitements différents de leurs biographies.

Modibo Keita et La Reine Sarraounia : lecture en regard


Modibo Keita est un homme politique malien du XXe siècle qui participe à la décolonisation de son pays. La reine Sarraounia est une reine nigérienne du XIXe siècle qui lutte contre la colonisation du sien. La différence est assez parlante pour avoir envie de les mettre en regard par cette lecture croisée.

La première double page de La Reine Sarraounia met en scène la naissance du personnage éponyme, une naissance qui, sans être miraculeuse, inscrit immédiatement la survie du personnage dans son destin d’exception : à sa naissance, l’enfant est orpheline et aucune nourrice n’est disponible. C’est un guérisseur qui prendra soin d’elle et la nourrira avec le lait de sa jument.

Un bébé qui pleure
 

La première double page de Modibo Keita est tout aussi parlante. Ce n’est ni la naissance ni l’enfance qui sont représentées, mais un événement marquant de sa jeunesse. Elle met en scène le sauvetage de la noyade du futur président du Bénin par Modibo Keita lui-même, futur président du Mali. Il est ainsi présenté d’emblée si ce n’est comme le sauveur, du moins comme un sauveur, et surtout comme un homme qui a le sens de la situation.  « Le 1er avril 1936, un jeune homme se baigne en mer à Gorée, au Sénégal. Soudain, une vague l’emporte. Il pousse des cris et fait de grands gestes. Il risque de se noyer ! Mais sur la plage trois jeunes gens comprennent ce qui se passe. Ils se jettent à l’eau pour aider leur camarade. L’un des sauveteurs s’appelle Modibo Keita. Par son courage, il a sauvé Émile Derlin Zinsou. Tous les deux seront bien des années plus tard présidents de leur pays. ». Cet événement qui semble relever d’une coïncidence extraordinaire est relaté par un témoignage sur le site actuellement dédié à l’ancien président. L’album se poursuit par ses années de formation et le début de ses activités militantes où il montre tout à la fois sa capacité de travail et sa force de conviction à l’égard de ses camarades.

Sauvetage de la noyage

 

La vie de la reine Sarraounia correspond quant à elle, tous les aspects mythiques de l’héroïne guerrière qui incarne son peuple et épouse  ses combats. Sa beauté n’est qu’un attribut mineur sur lequel le texte ne s’attarde pas. En revanche, sa formation de magicienne transmis par le guérisseur qui lui a servi de nourrice et de précepteur est fondamental dans sa trajectoire : « Les Asnas comme les Foulanis découvrirent une guerrière formidable. Sarraounia, la poitrine décorée de talismans prit le commandement et réussit à battre les Foulanis et les faire fuir. À partir de ce jour, tout le monde fut persuadé que Sarraounia utilisait des pouvoirs magiques pour vaincre. »
Cependant, « fétiches » et « flèches empoisonnées » ne suffisent plus contre la puissance de feu de la colonne Voulet-Chanoine en 1899. Et toute la magie du texte est là : les Aznas et leur reine sont sans doute historiquement battus mais ils restent invincibles dans la mémoire du peuple. En effet, par leur fuite, les Aznas se sauvèrent et les Français ne purent jamais retrouver leur reine : « C’est ainsi que Sarraounia resta pour toujours dans les esprits et dans les cœurs comme la belle reine magicienne qui triompha des colonisateurs. »

Ombres de cavaliers sur fond jaune

Il est remarquable que l’album parvienne ainsi à tenir compte tout à la fois de la réalité historique et de la dimension symbolique et mythologique de la mémoire d’un peuple. Une phrase exprime au mieux cette réalité : « Malheureusement le combat fut inégal. » Graphiquement, en raison de la perspective choisie, la supériorité  numérique et technique de l’armée coloniale française apparaît dérisoire en regard de la force et du cri de Sarraounia dont le buste semble sourdre du fort et des montagnes.

Le cri de Sarraounia

La beauté et l’efficacité des illustrations d’Isabelle Calin est ici à noter.
Elles participent de cet effort pour transmettre un message pluriel : celui d’une reine magicienne dont la dernière bataille est tout à la fois une défaite et une victoire.
La subtilité de l’album consacré à Modibo Keita est d’un autre ordre.
En effet, le caractère éminemment complexe de l’histoire qui est celle de la colonisation puis de la décolonisation n’est pas laissé de côté. Au fil des pages, Modibo Keita peut tout aussi bien être représenté comme le rebelle maltraité et arrêté par les forces françaises que comme le député de l’Assemblée nationale ou le secrétaire d’État à l’Outre-Mer de cette même République française. 
 

Modibo Keita devant le palais de l'Elysée

La dimension négative de la trajectoire historique du personnage n’est pas non plus cachée. Une des dernières doubles pages le montre en prison et ne cache pas les raisons de sa présence – les violences et les injustices de la milice à son service – sans pour autant illustrer ces dernières.

Un homme assis dans sa cellule de prison

Entre histoires singulières et histoire collective : une collection qui couvre le destin universel de l’Afrique


De Lucy à Bob Marley en passant par la reine de Saba, de l’Éthiopie aux États-Unis en passant par Haïti, les personnages choisis pour la collection couvrent un espace temps extrêmement large qui donne à l’Afrique continentale et à l’Afrique de la diaspora son caractère universel. De ce choix ne peut se dégager qu’un sentiment de fierté d’une histoire commune sur le temps long et sur une réalité géographique transcontinentale. Une histoire qui traverse celle de colonisation et de l’esclavage mais qui commence bien avant et se poursuit après dans une libération constante des Africains et des Afro-descendants sur d’autres continents.

Au-delà de cette perception d’une histoire générale de l’Afrique, les récits ont souvent aussi une fonction d’éducation morale et civique. En effet, les albums semblent suivre un schéma commun : le protagoniste surmonte des obstacles et vient à bout des difficultés grâce à un subtil dosage de force de caractère propre et de soutien de la part de personnages secondaires souvent hors du commun. Sarraounia, princesse orpheline de mère, n’aura pas de nourrice pour l’allaiter mais sera nourrie au lait de jument par Dawa le guérisseur qui va l’élever comme un garçon. Makeda, la reine de Saba, perd son père et se demande comment maintenir la paix dans son royaume. Secondée de Nour, sa nourrice, elle convoque alors une assemblée d’animaux qui lui permettra de recevoir de la huppe l’invitation du roi Salomon. Plus les personnages sont attachés à un passé lointain, plus le récit introduit des éléments surnaturels ou fantastiques. 

C’est alors que les pages documentaires en fin d’album permettent de situer le récit dans son contexte, l’histoire dans l’histoire. Il est à noter en ce sens que la seconde édition de, La Reine de Saba est beaucoup plus instructive que la première. Le roi Salomon est ainsi resitué dans son contexte biblique. Cet effort entre les deux éditions est notable et sans aucun doute louable. Si le récit offre au jeune lecteur le plaisir de lire et de voir des images propices à rêver à l’enfance et aux amours des protagonistes, les pages documentaires sont elles étoffées, et permettent de fixer les histoires sur les cartes et dans une ligne de temps.



deux images documentaires encadrées l'une d'un personnage et l'autre d'un bâtiment

 

Que cette ligne de temps se perde parfois dans les méandres d’une histoire si lointaine que l’on en retrouve plus distinctement les traces, c’est sans aucun doute aussi l’enjeu et la difficulté de la transmission de toutes les histoires. 

Notes et références

Toussaint Louverture: le défenseur des noirs d'Haïti, Anne-Sophie Chilard ; ill.  Christian Epanya, Paris, Cauris, 2003

Lucy, la grand-tante de l'humanitéAnne-Sophie Chilard ; ill. Claire Mobio, Cauris, Paris 2004, 

Makeda, la reine de Saba, Françoise Kérisle, ill. Isabelle Calin, Cauris, Paris, 2004

Sarraounia la reine magicienne du Niger, Halima Hamdane ; ill.  Isabelle Calin, Cauris Paris, 2004,

Fela Kuti le génial musicien du Nigeria, Rinaldo Depagne ; ill.  Marianne Maury-Kaufmann,Paris,  Cauris , 2004, 

Bob Marley, la star légendaire du reggae, Prof Lu ; ill.  Marianne Maury-Kaufmann, Cauris, Paris, 2004, 

Abebe Bikila  le champion aux pieds nus  Tshitenge Lubabu Muitubile K. ; ill. par Christian Epanya, Cauris, Paris, 2004, 

Makeda, la reine de Saba, Françoise Kerisel ; ill. Isabelle Calin,  Paris, Cauris, 2006, La légende de la reine de Saba (réédité en 2019)

Modibo Keita  le premier président du Mali, Kidi Bebey ; ill. Isabelle Calin, Bamako Cauris Éditions, 2010, lien vers Takam Tikou 

Aimé Césaire, le poète prophèteKidi Bebey ; ill. Isabelle Calin Bamako (Mali) : Cauris Bamako, 2013, lien vers Takam Tikou 

Miriam Makeba la reine de la chanson africaine, Kidi Bebey ; ill. Isabelle Calin, Bamako  Cauris,2014  lien vers Takam Tikou 

Le roi Njoya : un génial inventeur, Alain Serge Dzotap ; ill.  Pat Masioni, Cauris, Bamako, 2015, lien vers Takam Tikou 

Oum Kalsoum : la grande chanteuse égyptienne, Halima Hamdane ; ill. Didier Gallon,Bamako, Cauris, 2016 , lien vers takam Tikou 

Félix Houphouët-Boigny : le premier président de la Côte d'Ivoire, Moudjibath Daouda-Koudjo ; ill. par Al'Mata, Bamako, Cauris livres ; Abidjan : les Classiques ivoiriens, 2017, lien vers takam tikou

La légende de la Reine de Saba , Françoise Kérisel, ill. Isabelle Calin, (réédition de Makeda, La Reine de Saba, Cauris, Bamako, 2019


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