La place des filles dans la littérature pour la jeunesse à l’île Maurice

Entretien croisé avec Shenaz Patel et Corinne Fleury

Propos recueillis par Corinne Bouquin
Photographie de Shenaz Patel et Corinne Fleury

De la création à la diffusion, le rôle des autrices et des éditrices est fondamental pour ouvrir la littérature pour la jeunesse. Écrire des histoires avec des petites héroïnes ouvre cette littérature vers le public des filles mais qu’en est-il dans l’océan Indien ?

 

 

Bonjour Shenaz, vous êtes écrivaine en littérature générale et en littérature pour la jeunesse, quel a été votre parcours ?

Shenaz Patel : L’écriture a quelque chose de mystérieux pour moi, les histoires arrivent sans que l’on sache forcément d’où elles viennent ou pourquoi elles viennent.

Quand j’ai écrit mon roman Sensitive1 il y avait cette fillette qui tournait dans ma tête, je ne savais pas d’où elle venait, ni qui elle était. Elle était là et toquait à la fenêtre en demandant de pouvoir sortir. Elle écrit des lettres au « bon Dieu » pour raconter ce qu’elle vit, une réalité sociale et économique très difficiles dans l’île Maurice aujourd’hui. Il y a beaucoup de non-dit dans le roman, mais on comprend à demi-mots. Un soir j’ai surpris ma fille Lisa, lectrice avide très tôt, lisant à haute voix ce texte. Mon premier réflexe a été de le lui prendre des mains, pensant qu’elle était trop jeune pour le lire. Elle m’a alors reproché de n’avoir rien écrit pour elle. C’est après cet épisode que j’ai écrit mon premier album, La Toile Bleue2.

Couverture de La toile bleue

Dans vos ouvrages la place des filles est importante. Est-ce volontaire, conscient ?

S.P. : J’ai deux langues maternelles, le français et le créole, mais dans ce que je lisais quand j’étais fillette, il n’y avait pas de livres en créole. J’ai donc lu en français, mon imaginaire s’est beaucoup construit en français et les premières histoires que j’ai écrites sont venues en français. Dans un second temps, j’ai écrit en créole les histoires qui me venaient de l’oralité créole. Mais le fait est que dans les livres en français que je lisais, les personnages principaux étaient en général des garçons et des hommes. Les héroïnes étaient peu présentes. Je n’écris pas avec la volonté définie d’intégrer des personnages féminins, ni à destination d’un public féminin. Mais je crois qu’on écrit bien ce que l’on ressent profondément, ce qui nous interroge, nos doutes, nos questions. Et dans tout ce qui me bouscule, m’émerveille, m’intrigue et dans tout ça, là il y a beaucoup de féminin. Oui, souvent, dans mon imaginaire, ce sont des personnages féminins qui apparaissent et tournent dans ma tête.

Être fille et femme c’est compliqué à l’île Maurice. C’est forcément avoir d’emblée des barrières à franchir. Par exemple en tant que femme, on n’est pas censée marcher dans la rue le soir, et je pense que mon écriture vient et se nourrit de tout cela. L’imaginaire va chercher dans ce que l’on ne connait pas, ce que l’on veut découvrir. Je ne vis pas dans le même monde que les hommes autour de moi, je n’ai pas le même rapport à l’espace, notre espace est limité même si cela n’est qu’implicite. Mon rapport à la nuit est différent, mon rapport à l’autre, tout cela nourrit tout ce que j’ai envie d’écrire.

Il y a de nombreuses femmes qui ne veulent pas se dire écrivaines mais je revendique cette identité car mon vécu de femme irrigue profondément ce que j’ai envie d’écrire. Au fond, la place des personnages féminins dans mes écrits est liée à ma fascination par ce que font les femmes, par la diversité de rôles, d’emplois, d’identités. Elles doivent inventer, déployer une grande créativité pour vivre. Quoi de plus romanesque ?

Écrivez-vous pour des filles en particulier ? Pourriez-vous écrire dans la position d’un petit garçon ou d’un petit héros ?

S.P. : Oui je peux le faire, mais au fil des années, une conscience s’est développée sur le fait que nous avons besoin d’héroïnes féminines. Nous avons besoin de livres dans lesquels les filles sont les personnages principaux, on en a longtemps manqué c’est donc quelque chose que j’ai en tête aujourd’hui, c’est devenu une préoccupation, une nécessité.

La romancière irlandaise Edna O’Brien dit qu’un écrivain ne devrait jamais perdre l’état d’enfance. C’est un exercice très complexe et passionnant de prendre la voix d’un enfant : ne pas perdre l’état d’enfance permet de tout voir et ressentir.

Il est parfois plus difficile d’écrire un ouvrage jeunesse qu’adultes, car il faut prendre de nombreuses choses en considération. Mais il y a la possibilité dans la littérature jeunesse de garder le sens du merveilleux, qui a une grande place dans la littérature jeunesse. Cette possibilité est toujours présente, et cela est riche et fascinant.

Bonjour Corinne. Vous êtes éditrice et autrice, rejoignez-vous les propos de Shenaz Patel ?

Corinne Fleury : En tant qu’éditrice, la question de la place des filles et des femmes est une préoccupation constante. Je reçois en littérature générale plus de manuscrits écrits par des hommes et pour la littérature jeunesse davantage de manuscrits écrits par des femmes. Dans leur courrier d’accompagnement, beaucoup de femmes se justifient, elles se disent être mères, grand-mères, enseignantes, psychologues. Les hommes ne se cachent jamais derrière un autre rôle que celui d’auteur. On croirait que pour les femmes, avoir un rôle en lien avec l’enfance, justifierait la possibilité d’écrire et de devenir écrivaines.

J’ai eu connaissance d’une étude menée par Ana Gallego Cuiñas, anthropologue sociale et culturelle à l’université de Grenade, qui s’est intéressée aux femmes dans le monde de l’édition3. Les résultats montrent que peu de femmes écrivent, elles disent en avoir l’envie mais pas toujours le temps. Le soir ce sont elles qui se couchent en dernier, (tâches ménagères, enfants) le temps de création et d’écriture des femmes est beaucoup plus restreint, que celui des hommes. Cela dit beaucoup de choses de notre société.

Les femmes écrivent pour la littérature de jeunesse, des albums en particulier car ce sont souvent des textes plus courts.

En tant qu’éditrice, je ne fais pas un choix en fonction du genre de l’auteur. Il faut que l’on ait avant tout quelque chose à dire de l’ordre de l’imaginaire ou du réel. Certes je veille à équilibrer dans le catalogue des éditions Atelier des Nomades entre les hommes et les femmes. La voix de la femme à travers la littérature est indispensable. Et je rejoins Shenaz : j’admire le déploiement d’énergie des femmes, leur créativité et de leur engagement, que je trouve souvent exemplaire.

S.P. : Pour rebondir sur les propos de Corinne, l’intensité du travail est la même quand on écrit pour la jeunesse ou en littérature générale mais les choses se jouent souvent sur la durée nécessaire pour se plonger entièrement dans le sujet. Il est plus difficile pour les femmes de dégager ce temps sur la durée.

Vous posez-vous chacune la question du lectorat dans votre travail : filles ou garçons ?

S.P. : Je n’ai pas une écriture spécifique pour les filles ou pour les garçons, la littérature est pour tout le monde. Quand on écrit un ouvrage avec des personnages féminins, on aimerait qu’ils soient lus tout autant par les garçons que par les filles. Cela apporte d’autres points de vue, d’autres façons de ressentir les choses.

J’ai animé l’année dernière un atelier d’écriture à l’Institut français de Maurice avec des jeunes de 15 à 20 ans. À la fin, on a publié un recueil de leurs textes. C’était une aventure incroyable. Ces jeunes vivent des histoires de vie compliquées, ils s’accrochent à la lecture et à l’écriture comme à une bouée de survie. On dit que les jeunes ne lisent pas mais parmi eux un jeune garçon a raconté son expérience de lecture pendant le confinement. Il s’est plongé dans un roman d’Ananda Devi et a eu une révélation : il écrit, fait du slam, l’écriture est devenue sa vie.

C.F.La question du lectorat face à un héros ou une héroïne est une vraie interrogation. Jean Barré4, doctorant français, a réalisé en 2022, une étude sur la représentation des personnages féminins dans la littérature française. Les résultats de ces recherches montrent que sur environ 27 000 personnages du corpus étudié, 64% sont des figures masculines. On pourrait donc penser que nous avons été habitués à cette présence fortement masculine dans la littérature. Lorsque je rencontre le public à travers des salons du livre, je remarque des différences de comportement qui interrogent. Je prends l’exemple de l’album Le paradis dans mes cheveux5 avec une héroïne, qui nous parlent de la difficulté à dompter ses cheveux. Les réactions des mères sur les salons sont clairement celles de l’acheter pour leurs filles mais pas pour leurs fils.

Dans Rêve d’oiseau6, l’héroïne est moins marquée, c’est donc plus « facile » de se projeter que l’on soit fille ou garçon !

Pages extraites de "Rêve d'oiseau"
Couverture de rêve d'oiseau Rêve d'oiseau page 9
Rêve d'oiseau page 19 Rêve d'oiseau page 20

S.P. : Myrobolan7 a été écrit grâce au confinement. Je me suis trouvée avec un temps de deux semaines isolée avant de rejoindre mon compagnon, j’ai transformé ce temps en résidence d’écriture. Je ne pouvais pas sortir, j’ai donc mis sur le papier cette histoire que j’avais en tête, c’était une parenthèse enchantée.

C.F. : Comme pour la plupart des ouvrages publiés par l’Atelier des Nomades, une histoire se crée malgré nous, naturellement. Myrobolan est un album particulier, ce texte m’a bouleversée.

Ce qui m’a touchée c’est la notion de diffusion du savoir, que l’on peut relier à la notion de transmission. En discutant avec Shenaz, j’ai appris que Gabrielle est une collectionneuse de graines, cela donnait donc encore plus de sens à cet ouvrage. Je pense que Gabrielle a épousé ce texte, d’une très belle manière avec beaucoup de douceur. C’est une histoire de rencontres autour de la forêt qui débute par une rupture, un arrachement, abordé avec poésie par Shenaz8.

Pages extraites de "Myrobolan"
Myrobolan page 10 Myrobolan page 14
Myrobolan page 32 Myrobolan page 37

En conclusion, quelles questions émergent pour vous aujourd’hui ?

S.P. : Ce qui me questionne aujourd’hui dans la littérature jeunesse, c’est la question du « sensitivity reading ». On va vers de plus en plus de restrictions sur ce que l’on peut publier. Je citerai le roman de Timothée de Fombelle, Alma refusé aux États Unis.

J’ai également eu des remarques du public américain pour Rêve d’Oiseau publié aux États Unis. D’après eux, cet album dans lequel l’héroïne est une petite fille qui désobéit ne doit pas être donné aux enfants !

C.F. :  Les auteurs et éditeurs pour la jeunesse ont une grande responsabilité. Aujourd’hui la majorité des éditeurs à la tête de maisons d’éditions de littérature générale sont des hommes, les femmes sont présentes aux postes clés des maisons d’éditions de littérature pour la jeunesse. Cette même différence est présente chez les auteurs, davantage d’hommes en littérature générale et davantage de femmes en littérature jeunesse. Si on enlevait toutes les femmes des maisons d’édition pour la jeunesse, il ne resterait plus grand chose de cette littérature ! Est-ce que les femmes sont davantage au pouvoir dans l’édition jeunesse parce qu’elles sont des femmes et que dans l’inconscient collectif tenace, elles « savent mieux » s’occuper des enfants ?... Ou bien est-ce que ces postes n’intéressent pas les hommes pour ces mêmes raisons ?... Il serait aussi intéressant de comparer les salaires des dirigeants dans ces deux secteurs pour un meilleur éclairage sur ce décalage.

Notes et références

1. Sensitive, Editions de l’Olivier, 2003 

2. La Toile bleue, ill. Joëlle Betsey Maestracci, Editions Vilaz Métis, 2010 

3. Assises internationales de l’édition indépendante, Pampelune, 2021 : https://youtu.be/AnXOksn4xMs?list=PLg1yVxqi3HBZS9B2RbMTFCyw1t7Ql7juj&t=11434 

4. https://odhn.ens.psl.eu/newsroom/une-histoire-computationnelle-du-genre-dans-la-fiction 

5. Skye Robinson, ill. Katty Laguette Labour, Atelier des Nomades, 2022

6. Shenaz Patel, ill. Emmanuelle Tchoukriel, Atelier des Nomades, 2020 

7. Shenaz Patel, ill. Gabriele Wiehe, Atelier des Nomades, 2023 

8. La version de Myrobolan en anglais est traduite par la fille de Shenaz Patel, Lisa Ducasse. 


Pour aller plus loin

  • Shenaz Patel est née et vit à l’île Maurice. Au carrefour de son activité journalistique et littéraire, elle aime à se définir comme une "exploratrice". Elle est l'auteure de quatre romans publiés notamment aux Editions de l’Olivier – Le Seuil, de nouvelles, de pièces de théâtre, de BD, de traductions en créole aussi bien d’albums de Tintin que du Godot de Beckett. Au rayon jeunesse, elle a fait paraître ces dernières années plusieurs albums et recueils de contes, dont La Toile Bleue, Contes de l'île Maurice, Le bestiaire mauricien, Rêve d’oiseau (Prix Saint Exupéry 2021) et Myrobolan l’arbre-forêt (2023).

    Les livres de Shenaz Patel présentés dans Takam Tikou en ligne.
    Les livres de Shenaz Patel dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France.
     
  • Corinne Fleury est née à l’île Maurice et vit en France.
    Elle fonde en 2010 avec Anthony Vallet, l’Atelier des Nomades, une maison d’édition qui se consacre aux littératures des îles de l’océan Indien, membre de l’Alliance des éditeurs indépendants.
    Corinne Fleury est aussi auteure pour la jeunesse, formatrice en édition et organisatrice du Festival du livre jeunesse de l’île Maurice.

    Le site de l'Atelier des Nomades [Consulté le 25.03.2024]

    Les livres de Corinne Fleury présentés dans Takam Tikou en ligne.
    Les livres de Corinne Fleury dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France.

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