Sitou, un personnage de femme trans dans un conte du Bénin écrit aujourd’hui
Entretien avec Anna Baï Dangnivo, l’autrice de Sitou et la rivière de la nudité
Sitou et la rivière de la nudité a beaucoup intéressé le comité de lecture Afrique de Takam Tikou et nous avons souhaité nous entretenir avec son autrice, écrivaine et conteuse du Bénin, dont les propos éclairent si bien le conte dont nous rappelons ici l'histoire.
Le jeune Sitou à la beauté exceptionnelle ressemble davantage à une jeune fille qu’à un garçon. Ses parents le cachent du monde extérieur, de peur que l’enfant soit repéré pour être la prochaine épouse du roi, qui, tous les trois ans, choisit la plus belle fille du royaume. C’est ce qu’il arrive. Sitou, discret, dévoué mais énigmatique, devient la favorite du roi, sans pour autant avoir d’enfant, éveillant la jalousie de la première épouse. En épiant Sitou, celle-ci finit par percer son secret et veut l’humilier en public. Elle insiste pour que la cérémonie habituelle soit enfin organisée lors de laquelle toutes les épouses du roi doivent se baigner nues dans la rivière afin que leur beauté puisse être admirée par tous. Sitou est sauvé en devenant une femme grâce à l’intervention d’un esprit tandis que Sadé, la première reine, est punie pour son comportement mais finalement pardonnée par Sitou qui lui rendra son apparence première. Beau conte sensible sur la conduite morale et la transformation.
La question du genre, entendue comme indétermination ou dysphorie du genre, a une certaine actualité en France et en Europe. Comment avez-vous eu envie d’écrire ce conte ?
Les différences entre nos deux cultures sont évidentes, mais beaucoup moins depuis que le monde est devenu un village planétaire. Le monde a changé. On croit désormais que la violence, la persécution, le sectarisme sont les meilleurs moyens de résoudre les questions de société. De ce fait, on ferme les portes qui peuvent conduire à des solutions plus souples, plus humaines, plus intelligentes et plus durables.
Nous vivons tous un siècle sans boussole.
En Afrique et au Bénin, on parle de plus en plus des questions liées au genre comme si ceux qui en parlent n’en n’avaient jamais entendu parler. Cette réalité de toujours ne faisait pas jusqu’ici l’objet d’une attention particulière au Bénin. Cela devient un sujet brûlant qui met en danger les personnes concernées.
Autrefois, les problèmes étaient abordés avec souplesse, humanisme et respect de l’intimité des uns et des autres. Les tensions existaient mais leurs résolutions tenaient à préserver avant tout l’équilibre et la cohésion sociale. Dans les contes et dans la tradition, ce que l’on ne comprend pas et qui ne nuit à personne, on le tolère sans se poser plus de questions. L’homme reconnaît qu’il n’a pas la clef qui ouvre toutes les portes et tant qu’un mystère n’est pas résolu, on accepte que le mystère demeure entier. Cela ne signifie pas que cette réalité était vécue de la même manière partout en Afrique. La vérité est comme un tronc de baobab, chacun croit la trouver de l'emplacement où il se trouve.
C’est pour cela que j’ai souhaité reprendre un conte que me racontait ma grand-mère et qui nous fascinait sans savoir que le sujet serait d’actualité. Sitou est un conte traditionnel dans lequel j’ai mis du mien.
Pourriez-vous nous expliquer ce qui était différent en matière de genre autrefois ?
Les questions de transgenre, transidentité, transsexualité étaient tolérées dans la mesure où certains de nos vodouns sont précisément dans ces cas-là. En effet, il y a des vodouns particulièrement beaux et efféminés parmi lesquels il en est qui s’habillent comme des femmes au cours de certaines manifestations. Quant à l’homosexualité, elle était discrètement gérée dans les familles. Dans nos sociétés, s’embrasser, se faire des accolades entres jeunes gens de même sexe n’était pas tabou avant l’arrivée des Blancs. On ne voyait pas le mal partout comme l’enseignent la Bible et le Coran. Évidemment, les chrétiens et les musulmans de chez nous qui se détachent complètement de leurs traditions ne peuvent rien savoir de cette réalité endogène qui se vit toujours.
Nos ancêtres avaient leurs manières de résoudre les problèmes avec sagesse et tolérance : ils créaient des dieux qu’ils admiraient, ou des dieux qu’ils craignaient et adoraient, afin de s’assurer leurs faveurs. Les transidentités étaient peu nombreuses. De nos jours, leur nombre va grandissant et on ne sait pas pourquoi. De plus, la discrétion est de moins en moins de mise.
Pourquoi aujourd’hui la tolérance d’un côté et la discrétion de l’autre ne sont-elles plus de mise en matière de transidentité ?
Ceux qui sont choqués sont ceux qui ne supportent pas le changement et qui brandissent la Bible et le Coran comme des modèles inattaquables. Autrefois, les Occidentaux poussaient de hauts cris contre les transgenres et comme les Africains sont très portés vers les religions, ils avalaient tout ce qu’on leur enseignait sans discernement. Par conséquent, ce sont eux qui aujourd’hui sont les plus intransigeants envers les concernés tandis que les anciens donneurs de leçon – les Occidentaux – prennent en Afrique la défense de ceux qui auparavant n’étaient pas l’objet de discrimination.
La transition en matière de genre ne relève pas de la mode qui passe et revient. Il s’agit d’une réalité complexe qu’il faut reconnaître comme telle sans la compliquer davantage.
À quoi mène selon vous cette absence de discrétion dont vous parlez et cette publicité faite autour de ce sujet ?
Je trouve que le fait d’en parler à tout moment enlève aux familles la possibilité d’en discuter en toute sérénité avec les intéressés. Chaque famille doit savoir comment s’y prendre avec son enfant, son proche pour ne pas transformer une situation, somme toute naturelle, en source de frustration et de traumatisme à cause de la discrimination et du rejet. La manière dont les médias gèrent ce sujet aujourd’hui semble anarchique et manque de profondeur.
Dire que cela existe et doit être toléré est certainement un pas vers l’acceptation des minorités, de la différence, mais offrir à une personne encore jeune la possibilité de changer de genre me semble être une mesure hâtive et prématurée. Des gens changent de comportement et la personnalité n’est pas affirmée avant un certain âge. Précipiter un enfant dans un choix précoce en la matière, c’est l’empêcher de revenir sur sa décision, c’est le confiner dans un choix.
S’il est vrai que la stigmatisation n’est pas une bonne chose, médiatiser à outrance fausse aussi les données. Je présume que ceux qui persécutent les transgenres sont aussi ceux qui ont le plus peur de se découvrir certaines tendances et qui cachent leur effroi derrière les menaces et les violences.
En fait, c’est un problème qui interpelle toutes les consciences, qui doit être approfondi et passé au crible de la raison sans passion. L’homme, devant certaines manifestations de la nature, doit faire preuve d’humilité et de sagesse.
Vous considérez donc qu’il y a une valeur morale à ce conte que vous racontait votre grand-mère ?
Vous savez, on attire les mouches avec du miel et non avec du fiel. Les contes sont un peu comme du miel qu’on nous servait pour inculquer à nos esprits encore perméables des leçons de vie, sur un fond d’imagination et de fantaisie.
D’ailleurs, enfants, ce qui nous intéressait, c’étaient les transformations, les parures somptueuses qui chantent, chaque partie du corps qui semblait animée d’une vie autonome et enchantée et Sitou qui, confiant dans la sagesse des dieux, ne changeait rien à ses habitudes et à sa gentillesse.
La beauté et le genre de Sitou étaient, semble-t-il, un moyen de nous enseigner que la justice divine permet à l’être humain de se réaliser. Les dieux protègent et récompensent ceux qui, n’ayant rien demandé à la nature, se confient à leur bon vouloir pour résoudre les problèmes qui se présentent au travers de leur chemin. Les persécuteurs finissent toujours par payer au prix fort leur méchanceté. Les dieux protègent les faibles et châtient les méchants.
C’est pour cela que la transition de Sitou est magique, secrète et spirituelle ?
Ceci explique tout.
En Afrique, ce qu’on ne peut expliquer est supposé surnaturel et même divin. Ainsi, considère-t-on les jumeaux comme des dieux qui survivent même après leur mort. Le cas de Sitou dépasse l’entendement. On sollicite le concours des dieux pour résoudre le problème car le spirituel permet de gérer au mieux le matériel, le corps qu’il régente en l’orientant et en le guidant. Tout ce qui est spirituel peut être merveilleux, fantaisiste et secret.
Chez nous, au Bénin, le verbe est encore action. D’ailleurs, la Bible des chrétiens ne conteste pas cette réalité. Il existe encore des gens qui commandent à la nature et cela se réalise. Des initiations forment à cette aventure. Malheureusement, peu de gens connaissent ces secrets. Il est avéré que certains problèmes liés au genre trouvent une solution par le verbe et l’utilisation des plantes. Cela dépend des situations et de l’autorisation des dieux. On peut réduire sensiblement et même définitivement un pénis chez les hermaphrodites qui souhaitent devenir uniquement une femme. Des secrets existent encore en Afrique. Comme tout ce qui est secret, ils restent cachés et on ne les obtient que par initiation spirituelle.
Comme tout tend à être diabolisé par les religions dites révélées et leurs pratiquants qui sont, pour la plupart, dans les cercles de décision, les sachants préfèrent emporter leurs savoirs dans la tombe. La maîtrise des grandes connaissances endogènes nécessite une certaine disposition d’esprit dont l’abnégation, l’humilité, la discrétion, le détachement sont les fondements.
Même s’ils voulaient passer le flambeau, peu de jeunes sont intéressés ou en sont capables.
Rentrons davantage dans le détail du texte. Sitou, au début de l’histoire, est un garçon... Mais « Sitou est beau comme une fille »…Si on peut le prendre pour une fille, n’est-ce pas parce que dans le royaume de Sitou, les garçons et les filles sont habillés de la même façon ?
Les enfants, tous sexes confondus, s’habillaient généralement de la même manière jusqu’à ce qu’ils se marient. Un pagne noué autour du cou faisait parfaitement l’affaire. Une fois marié, l’habillement devenait différent entre homme et femme. Je crois que Sitou et Evignon, le voisin amoureux, étaient habillés de la même manière. D’ailleurs, on a commencé à insister sur l’habillement de Sitou que lorsqu’il a dû se rendre au palais, puis se marier.
Pouvez-vous expliquer pourquoi les parents cachent et enferment Sitou qui est beau comme une fille ?
Le roi pouvait prendre ombrage de cette beauté qu’il n’a pas. Personne dans le texte ne pense que la beauté de Sitou est une mauvaise chose en soi puisqu’il pouvait « être l’incarnation de la déesse de beauté, Mamie water », la Sirène. Ce qui serait un honneur. Et nous avons d'ailleurs des dieux dans le Vodoun qui sont très féminins.
Mais cette beauté, alors qu’il était un garçon, pouvait et a fini par être source d’envie, de jalousie et d’ennui : « Un homme nanti d’une beauté aussi lumineuse ne saurait plaire au roi et une fille d’une telle beauté ne pouvait épouser que le roi. » Or Sitou est un homme et le roi n’est pas un homosexuel.
D’ailleurs, dans le conte, si Sitou est sauvé en devenant une « vraie femme », la première épouse est punie en devenant, au moins transitoirement, un homme. Que pouvez-vous nous dire sur ce personnage ?
En ce qui concerne la première femme, les dieux qui, selon les circonstances, sont plus sévères que les hommes, tiennent à lui donner une leçon de sagesse. Ils veulent lui rappeler ce qu’il en coûte à une femme de son rang de ne pas respecter la loi du silence. Par conséquent, ils tiennent à lui faire vivre les douleurs, la souffrance de ceux qui sont victimes de discrimination et de rejet dans la société. La meilleure leçon est l’expérimentation. Il faut se mettre à la place des autres, ne pas rire du malheur des autres car nul ne sait de quoi sera fait demain. La reine a promis la discrétion au roi et elle n’a pas respecté son engagement. Pourtant, son beau-père, le roi défunt lui avait fait des recommandations qui auraient pu l’aider à se sortir de toute situation.
Ne pas juger les autres dans des circonstances qui nous échappent est une leçon de vie que la reine Sadé devait savoir. Les puissants de ce bas monde ne sont pas au-dessus des dieux dont les jugements n’ont rien à voir avec ceux des hommes.
En définitive, la première reine a subi une initiation spirituelle à la dure. Elle a vécu des expériences que je trouve traumatisantes mais qui vont l’aider à changer de fond en comble. Désormais, elle est véritablement outillée pour aider à gérer le royaume tout en respectant et en préservant la hiérarchie de la pyramide des valeurs qui fondent la cohésion sociale et prévaut sur tout dans un royaume.
Souffre-t-elle du complexe de la reine dans Banche Neige : être détrônée par plus belle et plus intelligente qu'elle, et souffrir de vieillir ?
À mes yeux, la reine a un complexe de supériorité. Elle adore le pouvoir et veut toujours tirer la couverture à elle. Elle doit apprendre la sincérité, le partage sans mesquinerie. La reine Sadé, que je comprends dans une certaine mesure, n’a pas envisagé ce changement et la manière d’y faire face.
Bien que prévenue de cette situation de polygamie par le monarque défunt, elle ne s’y est pas préparée et a perdu pied. De plus, ce n’est pas elle qui a choisi Sitou au roi. Le choix des autres reines était, disons, taillé sur mesure. Cette fois-ci, elle ne maîtrise rien et son comportement frise la dépression. En réalité, les autres reines n’étaient pas une menace pour elle. C’est maintenant qu’elle connaît les méandres de la polygamie. Un mari, un vrai mari, se partage difficilement. Mais on ne peut refuser de partager un roi. Il est avant tout un bien public. Elle a dû apprendre à partager au risque sinon de disparaître. Son éloignement physique est donc une bonne chose.
La quatrième de couverture de Sitou dit que l’écriture est votre violon d’Ingres. Après cet entretien, nous comprenons l’importance des contes pour vous. Peut-on dire qu’ils sont une façon d’embrasser le monde de la façon la plus intemporelle possible pour parler de l’essentiel ?
J’ai effectivement eu une très forte envie d’écrire Sitou comme la plupart de mes contes : un peu pour arrêter le temps, retenir le monde, une culture qui ne cesse de disparaître sans laisser de trace comme l’Atlantide, une culture fossile. Comment, de nos jours, nourrir chez nos enfants l’imagination créatrice de tout ? L’imagination permet à l’homme de se réfugier de temps en temps dans le merveilleux pour créer un nouveau monde où s’abriter afin d’échapper aux horreurs du monde réel. L’imagination est une échappatoire, un répit que l’on se donne. Les contes sont un peu comme une consultation psychologique, une psychanalyse, une cure de désintoxication, car le monde devient de plus en plus toxique au sens propre comme au sens figuré. Il s’y cultive l’agitation, l’angoisse en plus de tout ce qui est nuisible à la santé. Cet héritage culturel qu’est le conte et tous les récits qui plongent leurs racines dans le savoir de nos ancêtres, nous devons le préserver afin d’y recourir de temps en temps.
Au Bénin, les contes disparaissent ou ne répondent plus aux normes traditionnelles parmi lesquelles : éveiller la conscience des jeunes, développer leur mémoire, les faire rêver pour mieux s’enraciner dans la terre nourricière, etc. ; permettre aux adultes de se ressourcer, de se réapproprier les valeurs morales qui gouvernent la société. Le conte est ludique, fictif et instructif. C’est à la fois un cours d’éducation civique, d’histoire et un apprentissage spirituel. Il permet de faire voyager l’esprit à travers le temps et l’espace.
Sitou est-il un androgyne ? Certainement. Ne le sommes-nous pas tous à des degrés divers ? De toute façon, une chirurgie de plein air, dans la nuit, en toute discrétion, avec le concours des êtres invisibles l’a rendu tel qu’il devait être. Dans le conte, personne ne conteste sa transformation recherchée et consentie pour les besoins de la cause.
Pour aller plus loin
Patrick Awondo, Le sexe et ses double: (homo)sexualités en postcolonie , ENS éditions, Lyon, 2019
Anna Baï Dangnivo est de nationalité béninoise.
Professeur certifiée de lettres modernes. Elle fut directrice des bibliothèques et de la promotion littéraire. Retraitée, elle s'inscrit à la faculté des lettres, arts et sciences humaines et obtient une maîtrise en socio- anthropologie. Elle passe son temps entre l'écriture et la recherche en pharmacopée.
Co- auteur de trois ouvrages collectifs, elle a écrit deux recueils de contes dont Sitou et la rivière de la nudité édité chez christon édition en 2016. ce recueil a reçu le Grand prix littéraire du Bénin, catégorie contes 2019.
Elle compte à son actif deux recueils de nouvelle:
L'enfant qui vient de loin Editions Venus d'ébène,2022,
Un cycliste dans l'iroko, Editions Savanes du continent, 2023