Les livres pour les tout-petits en librairie

Entretien avec Michel Choueiri, libraire

Propos recueillis par Hasmig Chahinian
Photographie de Michel Choueiri

Michel Choueiri est pratiquement né dans la librairie de ses parents, à Beyrouth, où il a fait ses premiers pas de libraire. Après des études à Paris, dans les années 1980, sa vie professionnelle s’est déroulée en France, au Liban, au Québec, et plus récemment aux Émirats arabes unis, où il a pris en charge la librairie Culture & co., située à Dubaï. Ce grand militant du livre est l’un des fondateurs de l’Association internationale des libraires francophones. Riche d’une expérience pluriculturelle et plurilingue, Michel Choueiri a formé de nombreux professionnels du livre, notamment dans le Monde arabe.

Conversation à bâtons rompus avec un passionné des livres qui a suivi, au fil de sa carrière, l’évolution de la littérature pour la jeunesse dans les différents pays où il a exercé la profession de libraire.

 

 

Vous avez été libraire au Liban, en France, au Canada, et vous êtes actuellement installé à Dubaï, aux Émirats arabes unis. À vos débuts dans le métier, dans les années 1980-1990, y avait-il une offre de livres pour les 0-3 ans ? Y avait-il un rayon dédié aux tout-petits dans les librairies où vous avez travaillé ?

Non, à l’époque, on s’intéressait surtout aux enfants à partir du moment où ils maîtrisaient la lecture, vers 7-8 ans. On considérait que la littérature pour la jeunesse commençait à cet âge et s’arrêtait à 14-15 ans. Il y avait bien quelques titres publiés en France et au Canada pour les tout-petits, quelques albums, la série Caillou publiée au Québec par les éditions Chouette, par exemple, mais ce n’était pas aussi répandu que maintenant, cela restait une publication de niche. À ma connaissance, il n’y avait pas de publications pour cette tranche d’âge en langue arabe à l’époque.

Vos premières expériences professionnelles étaient dans des librairies uniquement francophones...

Des librairies francophones, oui, mais pas uniquement françaises. Pour moi, il est important de représenter la diversité de la francophonie en librairie, de ne pas se cantonner à la production française. Je tiens à cette diversité, à cette richesse de la francophonie, des cultures francophones. En tant que francophones, nous avons des choses en commun, évidemment, mais ce sont nos différences qui font la richesse de la francophonie.

Vous avez co-créé avec les Tueni1 la librairie Al-Bourj en 2003, dans le centre-ville de Beyrouth. Et là, pour la première fois de votre carrière de libraire, vous avez accueilli des fonds dans d’autres langues que le français.

La librairie Al-Bourj a été créée dans une période qui correspond à une sorte d’âge d’or de la littérature pour la jeunesse dans le Monde arabe, particulièrement au Liban. Il y avait un grand nombre de maisons d’édition pour la jeunesse qui étaient fondées, comme Dar al-Hadaek, Asala, Dar Onboz… Les livres pour la jeunesse en arabe avaient gagné en qualité, en créativité. Il fallait refléter cette évolution dans la librairie. En fait, les Libanais sont tous bilingues, si ce n’est trilingues ; il était donc logique de proposer des ouvrages en français, en arabe et en anglais dans notre librairie. Mais nous avons opté pour un classement par thème, et à l’intérieur par langue, pour faire dialoguer les cultures, et permettre aux lecteurs de trouver des ressources variées, en différentes langues, sur la même thématique. Nous avons cependant toujours veillé à mettre en valeur les auteurs du Liban et ceux de la région, pour les faire découvrir à nos clients. Dans le rayon jeunesse, nous avons aussi accueilli des livres en arabe venus d’autres pays, comme la Jordanie ou les Émirats arabes unis, pour refléter la diversité de la littérature pour la jeunesse dans le Monde arabe.
 

La librairie Al-Bourj

Est-ce qu’il y avait un rayon consacré à la petite enfance dans l’espace jeunesse ?

Oui, il y avait des livres en tissu, des livres-bain, des tout-carton, des documentaires… Cela correspondait aussi à cette explosion de la littérature pour la jeunesse dans le Monde arabe que nous avons évoquée. Il y avait de plus en plus d’éditeurs qui publiaient des livres pour les tout-petits en arabe, notre rayon était très fourni !

Et en ce qui concerne les animations ?

Il faut trouver un moyen d’attirer les parents, pour qu’ils amènent les tout-petits à la librairie… Nous avons proposé une animation originale, qui a eu beaucoup de succès : lors de la fête des mères, un enfant choisissait un livre qu’il aimait, et sa mère racontait l’histoire au groupe d’enfants présent à la librairie. Ce qui faisait le succès de cette animation, c’était que la maman racontait l’histoire comme le font les mamans, pas comme les professionnels de l’animation, et c’est là toute la différence ! Et l’enfant pouvait choisir n’importe quel livre, dans n’importe quelle langue : nous avions donc des animations plurilingues, même pour les tout-petits !

Le centre-ville de Beyrouth porte les traces de son histoire si riche : nous avons profité de la localisation de notre librairie pour proposer des visites archéologiques basées sur des livres pour la jeunesse, guidées par les auteurs mêmes de ces livres. Des moments de découverte auxquels participaient parents et enfants !

Nous avons aussi organisé des lectures de poésie accompagnées de musique, des rencontres avec des auteurs, des lectures d’ouvrages en plusieurs langues… Mais tout cela, c’était pour les plus grands !
 

Façade de la librairie Culture & co.

En 2016, la librairie Al-Bourj doit fermer ses portes, toujours à cause de la guerre du Liban. Vous retournez au Canada où vous travaillez pour Bookwitty, une plateforme de distribution d’ouvrages. En 2018, quand cette plateforme est fermée, vous vous installez à Dubaï et vous prenez en charge la librairie Culture & co. Une nouvelle page qui s’ouvre ?

Je connaissais bien la librairie Culture & co. et sa fondatrice, Renata Sader. En 2006, alors que j’étais président de l’Association internationale des libraires francophones, je l’avais aidée à aménager sa librairie, à former son équipe, à installer l’outil informatique de gestion… En 2018, le groupe libanais de la librairie Antoine a fait appel à moi pour prendre la suite de Renata et gérer cette librairie indépendante.

Au début, la librairie était uniquement francophone. Il faut savoir que le français est devenu dernièrement la troisième langue officielle des Émirats arabes unis. Mais nous avons une clientèle très variée, qui vient d’un peu partout. Il est donc essentiel de proposer les œuvres des auteurs maghrébins, québécois, français, libanais… Nous essayons de représenter la diversité de la francophonie dans notre fonds.

Nous avons développé une section jeunesse en langue arabe, pour proposer des livres de qualité dans cette langue. Les enfants scolarisés dans les écoles francophones du pays apprennent aussi l’arabe, il faut donc que leurs parents puissent choisir des livres dans cette langue, même s’ils sont eux-mêmes non arabophones.

À ces deux langues s’ajoute l’anglais, qui est parfois la langue maternelle des expatriés qui travaillent aux Émirats arabes unis. Nous avons donc créé un fonds d’ouvrages en anglais dans notre librairie.

Notre équipe est composée de spécialistes trilingues ; nous pouvons conseiller les clients dans les trois langues représentées dans notre fonds.
 

L'équipe de la librairie Culture & co.

Sharjah, l’émirat voisin de Dubaï, est connu pour son festival du livre jeunesse…

C’est d’ailleurs durant ce festival que nous découvrons les nouveautés des pays arabes en livres pour la jeunesse, ce qui nous permet d’enrichir le fonds de la librairie. Tous les principaux éditeurs sont là !

Pour en revenir aux tout-petits, vous avez un coin spécial qui leur est dédié à la librairie ?

Le coin petite enfance est dans l’espace jeunesse. Tous les livres pour les tout-petits, dans les différentes langues, en arabe, en français et en anglais, sont placés au même endroit.
 

Vue de la section jeunesse de la librairie Culture & co.

Quand vous avez commencé votre carrière de libraire, les livres pour les tout-petits étaient quasi inexistants. Et maintenant, qu’en est-il ?

Il y a eu une grande évolution. La production actuelle pour les tout-petits est très riche. On parle de sujets qu’on n’abordait pas avant avec cette tranche d’âge : il y a des livres qui parlent d’informatique aux tout-petits, de l’espace, de la Seconde Guerre mondiale, même ! C’est une tranche d’âge qui fait l’objet d’une attention particulière, d’une offre spécifique.

Il reste la question de l’adaptation culturelle…

À chacun de choisir les livres qu’il veut proposer à ses enfants, selon sa mentalité et sa spécificité culturelle. Ce qui est acceptable dans une culture ne l’est peut-être pas dans une autre. Nous vivons dans un environnement culturel, dans une société, et il est important pour nous, en tant que libraires, de proposer des ouvrages variés qui peuvent correspondre aux besoins de nos clients.

Notre fonds de livres pour les tout-petits fonctionne très bien, cela prouve que nous répondons à une demande. Et cette demande concerne des livres dans les trois langues : le français, l’anglais et l’arabe. J’ai d’ailleurs l’impression que pour certains parents, le livre est un moyen de protéger les tout-petits des écrans. Mettre un livre entre les mains d’un bébé de six mois l’habitue à l’objet-livre, on peut espérer qu’il gardera l’habitude du livre en grandissant…
 

La librairie Culture & co.

Ayant vécu dans des pays si différents, vous êtes peut-être plus à même d’appréhender les différences culturelles et de vous y adapter ?

Tout à fait ! Les clients qui viennent du Québec, de Bruxelles ou du Maroc n’ont pas les mêmes codes, ils ne désignent pas les choses de la même façon. Nous avons un rayon papeterie : certains parents vont demander des cahiers Séyès, d’autres des cahiers à grands carreaux : ce sont les mêmes… Certains profs vont vouloir que les enfants aient des règles « double décimètre » ; il faut savoir qu’ils font référence à des règles de 20 centimètres. Avoir vécu au Québec, au Liban et en France m’a sensibilisé aux nuances du vocabulaire francophone et aux différences culturelles.

À votre avis, est-ce qu’il y a des genres ou des thématiques qui manquent dans l’offre pour les tout-petits en langue arabe ?

Dans l’offre pour les tout-petits, il y a beaucoup de livres traduits en arabe ; ce qui manque parfois, à mon avis, c’est la publication en arabe, par des éditeurs arabes, de livres créés par des auteurs arabes. L’environnement qui est présenté dans ces livres n’est pas nécessairement fidèle à ce que le tout-petit connaît. D’où l’importance d’une production locale, basée sur des créations originales. Une illustration attirante, qui permet au tout-petit de reconnaître son environnement, qui reflète des éléments culturels identifiables, est absolument nécessaire. S’ouvrir au monde, c’est bien, mais pouvoir se retrouver dans un livre et y retrouver les siens, c’est bien aussi !

 

Notes et références

1.La famille Tueni est propriétaire du quotidien libanais indépendant arabophone Al-Nahar.


Pour aller plus loin

Michel Choueiri est né au Liban, dans une famille de libraires. Dans les années 1980, alors que le Liban est en pleine guerre, il reçoit une bourse du Syndicat national de l’édition et fait des études en édition et en librairie à Paris. S’ensuivent de nombreux stages, à la librairie Magnard, à La Pochotèque, à la librairie des PUF… Michel accompagne les premiers pas d’informatisation des librairies en France en bénéficiant de la conception du logiciel Tite Live. Puis, il se tourne vers l’édition et travaille chez Magnard : des entrepôts à la conception des ouvrages, il passera par chaque secteur de la structure éditoriale. De retour au Liban, il intègre la librairie familiale.

Mais la guerre fait rage au Liban : Michel émigre au Canada avec sa famille et travaille à Champigny, l’une des plus grandes librairies de Montréal. Ici aussi, il participe à l’informatisation de la structure. Devenu gérant de la librairie Champigny, à Brossard, il lance le premier salon du livre de jeunesse exclusivement canadien, avec des auteurs et des éditeurs du pays. Revenu au Liban en 1994, il prend en charge la librairie familiale.

En 2001, avec son confrère Nadim Tarazi, il crée l’association La Maison du livre qui se consacre à la diffusion du livre au Liban et à la formation. Il est l’un des organisateurs du premier colloque international des libraires francophones qui donnera naissance, en 2002, à l’AILF (Association internationale des libraires francophones). Michel Choueiri est aussi l’un des créateurs du master en métiers du livre de l’université Saint-Joseph de Beyrouth.

Contraint de fermer sa librairie, située dans un quartier devenu dangereux à cause de la guerre, il co-crée et gère la librairie Al-Bourj, dans le centre-ville de Beyrouth en 2003. Cette librairie fermera ses portes en 2016, toujours à cause de la guerre. Retour au Québec, où Michel travaille à Bookwitty, plateforme de distribution de livres. À l’arrêt de cette plateforme en 2018, il prend en charge la librairie francophone Culture & co., à Dubaï, pour en faire une librairie trilingue. Il continue à animer des formations à destination des professionnels des librairies un peu partout dans le monde, notamment dans les pays arabes.

Michel Choueiri a reçu la médaille de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres du ministère français de la Culture en 2008.


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