Mes étoiles noires, une coédition solidaire - Interview de Lilian Thuram
« J’ai voulu raconter des histoires de personnages noirs, afin qu’elles enrichissent nos imaginaires, dans l’optique de déconstruire les préjugés racistes » : Lilian Thuram, ancien footballeur international à l’origine de la Fondation Lilian Thuram - Éducation contre le racisme, a écrit Mes étoiles noires, avec la collaboration de Bernard Fillaire, pour permettre aux lecteurs de s’ouvrir à d’autres figures que celles des manuels scolaires français, de lutter contre les idées reçues et de se construire une identité positive. C’est donc tout naturellement qu’il s’est engagé dans l’édition solidaire de cet ouvrage avec 12 éditeurs d’Afrique francophone, de Madagascar et d’Haïti. Mes étoiles noires a ainsi été publié sous le label « Le livre équitable » de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants. Rencontre.
Pourriez-vous nous présenter le travail de la Fondation Lilian Thuram - Éducation contre le racisme ? Comment est-elle née, quels sont ses objectifs ?
L’origine de cette fondation remonte à une rencontre qui s'est déroulée lorsque j’étais footballeur à Barcelone1. J’avais été invité à un dîner chez le Consul de France, et ce soir-là, un monsieur m'a demandé ce que je voudrais faire quand j’arrêterais ma carrière. Je lui ai répondu que je voulais changer le monde ! Je voulais faire comprendre que le racisme, le sexisme, l’homophobie ne sont pas naturels, qu’il s’agit d’habitudes, de conditionnements toujours d’actualité, liés à l’histoire. Bien que sceptique lors du dîner, ce monsieur m'a rappelé quelques semaines plus tard, pour m’avouer que j’avais déjà réussi à le faire changer d’avis. Cet homme, qui était directeur d’une agence de communication, m'a suggéré l’idée de créer une fondation, qui a donc été créée en 2008 - avant même la fin de ma carrière. L’idée était d’agir comme une tâche d’huile, qui petit à petit nous toucherait, afin de nous inciter à nous questionner sur ces hiérarchies.
L’éventail des actions de votre fondation est très large. Quel est leur point commun ?
Il faut savoir que dès le départ, j’ai voulu que la fondation soit dotée d’un conseil scientifique . J’ai rencontré beaucoup de spécialistes de divers domaines, afin qu’ils enrichissent - par leurs connaissances - les projets que la fondation allait mener. Le point commun de tous ces projets, c’est de nous éduquer à comprendre ce qui se joue aujourd'hui dans nos sociétés ; c’est donner à comprendre comment les idéologies racistes se sont mises en place. Je suis convaincu qu’en donnant des clés de compréhension, toute personne sera en capacité de mener elle-même une réflexion sur l’histoire du racisme, sur ses propres préjugés, au lieu de croire qu’il s’agit de quelque chose de naturel, qui aurait toujours existé et qui existera toujours.
C’est pour cela que beaucoup d’actions sont destinées au jeune public ?
Exactement ! L’idée est que plus tôt les enfants sont informés et éduqués au sujet de l’égalité ou à propos des catégorisations (de race, de sexe ou de religion) qui peuvent nous enfermer, plus tôt ils se questionnent, plus tôt ils seront susceptibles de se mobiliser pour défendre l’égalité. Il faut donc leur dire qu’ils sont en capacité d’avoir une liberté de penser à ces questions, qu’ils ne sont pas obligés de reproduire des discours ou des attitudes méprisants.
Je dis très souvent que je suis « devenu Noir » à l’âge de 9 ans, quand je suis arrivé à Paris, notamment par le biais des insultes que j’ai reçues. J’ai longtemps cru que ce serait une fatalité, et c’est grâce à mes lectures que j’ai compris le mécanisme de ces préjugés. Et c’est cela la liberté : pouvoir comprendre les hiérarchies pour pouvoir ne plus les reproduire ou les subir, et les dénoncer !
Parmi les actions de votre fondation figure donc la coédition solidaire de Mes étoiles noires2 . Paru en France en 2010, il a remporté un énorme succès. Quatre ans plus tard, il bénéficiait d’une coédition solidaire entre plusieurs éditeurs grâce à un partenariat entre votre fondation et l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants. Est-ce que dès le départ vous aviez prévu de toucher un public international, notamment en Afrique ?
Il faut comprendre qu’à l'origine de Mes étoiles noires, il y avait le constat que bien souvent, la première fois que nous avions entendu parler de l’histoire des populations noires, c’était à l’école au sujet de l’esclavage. J’ai voulu raconter des histoires de personnages noirs, afin qu’elles enrichissent nos imaginaires, dans l’optique de déconstruire les préjugés racistes. Mais à vrai dire, au départ, je pensais toucher juste quelques personnes - à commencer par l’enfant que j’avais été, qui aurait aimé rencontrer ces femmes et ces hommes, ces étoiles noires, sur les murs de l’école. J’ai été très agréablement surpris de son succès. Quand l'opportunité de faire cette coédition solidaire s’est présentée, j’ai dit oui avec grand plaisir !
Pour quelles raisons, en particulier ?
Il y avait bien sûr la question des coûts ! Le livre devenait beaucoup moins cher, accessible pour le plus grand nombre. L’idée même de pouvoir toucher plusieurs pays en même temps était une chance, puisque cette entente a fini par réunir 12 éditeurs d’Afrique francophone, de Madagascar et d’Haïti.
Avec le recul, je m’aperçois que je ne m’étais peut-être pas rendu compte à quel point ce livre pouvait toucher de jeunes enfants africains. Pour reprendre mon cas, ayant grandi en région parisienne et connu une scolarité en France, il me manquait des référents, des « étoiles » noires. Mais cette aventure m'a fait toucher du doigt le fait que, même en Afrique, bien souvent les enfants grandissent avec des référents, des « étoiles » blanches. Or, on a besoin de modèles ou d’étoiles de toutes les couleurs pour nous guider.
Pour prendre un exemple, j’ai eu l’occasion de me rendre au Togo pour la promotion du livre, et j’ai rencontré une petite fille qui m'a dit « Monsieur Thuram, j’étais persuadé que les Noirs n’avaient jamais rien fait dans leur Histoire ». C’est d’une violence totale ! Comment développer une bonne estime de soi dans ces conditions ?
Précisément, vous vous êtes beaucoup investi dans la promotion et la diffusion du livre dans plusieurs pays d’Afrique et des Antilles.
En effet, j’ai eu la chance de me rendre notamment au Togo, en Guinée, au Bénin, au Sénégal, en Haïti, et plus récemment au Cameroun. Déjà à titre personnel, en tant qu’Antillais, le fait de me rendre en Afrique est quelque chose qui résonne fortement en moi. Par ailleurs, cela m'a permis de rencontrer de nombreux enfants, des intellectuels, des associations, de pouvoir échanger et discuter avec eux - et donc de repartir beaucoup plus riche !
Par exemple, j’ai eu la chance de faire un voyage « surréaliste » en Haïti. « Surréaliste », parce que j’ai pu passer une semaine avec Dany Laferrière et Rodney Saint-Eloi ; c’est un cadeau qui n'a pas de prix ! Au-delà de ça, quand on se rendait ensemble dans les écoles, les enfants se levaient dans les classes et chantaient “Donnez-moi un beau livre, pour que je puisse changer le monde !” C’était d’une puissance incroyable ; cela nous rappelle à quel point les livres et l’éducation peuvent changer un enfant - qui deviendra plus tard une femme ou un homme - et peuvent donc changer le monde. Quand on pense au temps qu’il a fallu, en France, pour reconnaître les livres comme des « biens de première nécessité » !
Vous avez dû toucher du doigt les difficultés d’accès aux livres et à l’éducation qui existent dans ces pays...
Oui, mais je reste persuadé que si les livres, l’éducation sont difficilement accessibles, c’est par volonté politique. C’est le propre de tout système qui veut se perpétuer : de faire en sorte que les populations n’aient pas accès à la connaissance et à la culture. N’est-ce pas aussi le cas dans notre pays ? Tout changement vient d’une prise de conscience, et la prise de conscience vient de connaissances acquises. Mais pour certains, il est préférable de faire croire qu’aucun changement n'est possible. Ceci dit, nous avons aussi reçu beaucoup de remerciements. Je prends cela comme des signes d’encouragement.
Du point de vue des structures, ce qui m'a particulièrement interpellé - mais je ne suis pas spécialiste, je m’avance peut-être un peu - c’est le manque d’imprimeries. Vous allez donc recevoir des livres qui viennent souvent de l’extérieur. Par conséquent, vous allez vous nourrir d’histoires qui viennent essentiellement d’ailleurs. Bien entendu, comme je l’ai dit, c’est essentiel de s’enrichir avec d’autres histoires, d’autres points de vue, mais si on ne maîtrise pas son propre imaginaire, c’est très dommageable !
Quel bilan faites-vous de cette coédition solidaire ?
Cette coédition rappelle à quel point les choses se mettent en place grâce à la solidarité. Quelque part, c’est un symbole d’une force qui est créée parce que plusieurs acteurs se sont mis ensemble, et qui débouche sur des réalisations qui auraient été impossibles pour un seul éditeur. Par exemple, lors d’une discussion avec l’éditeur sénégalais, ce dernier m’expliquait la très grande difficulté de publier pour lui (comme pour d’autres de ses confrères) des livres en langues vernaculaires. Du coup, il y a tout un pan de la culture ou de l’imaginaire du pays qui n’est pas accessible pour ses propres habitants. J’espère sincèrement que les choses pourront changer. Et pour vous dire tout le positif que je retire de cette aventure, c’est que nous avons le projet de publier mon nouveau livre, La pensée blanche, également en coédition solidaire !
Vous pouvez nous en dire plus ?
Mes étoiles noires et La pensée blanche participent de la même volonté : expliquer et remettre en cause nos façons de penser. Qu’on le veuille ou non, la couleur de peau est un marqueur de notre identité. Mais savons-nous d’où viennent ces constructions ? Malheureusement, il y a une trop grande méconnaissance de l’histoire du racisme. Il faut donc être prêt à entendre cette histoire, mais dite d’un autre point de vue - celui de ceux qui subissent le racisme. La « pensée blanche », c‘est l'idéologie politique (liée à un système économique) qui a hiérarchisé les êtres humains selon leur couleur de peau et a normalisé la supériorité des personnes dites blanches - et nous avons tous été éduqués dans le même sens, y compris en Afrique. Pour vous donner quelques exemples, au Burkina Faso, un proverbe dit « Dieu est grand mais le Blanc n’est pas petit ». Au Cameroun, pour gronder quelqu'un, on lui assène « tu as le cœur noir » ; à l’inverse, on complimente quelqu'un qui se comporte bien en lui disant « toi, tu es un vrai Blanc ! ». D'où la permanence, dans beaucoup de pays d’Afrique comme aux Antilles, de l’idée que si vous êtes clair de peau, métis, vous êtes mieux.
C’est donc d’autant plus important que votre démarche soit accessible en Afrique francophone, par le biais de la coédition solidaire ?
Bien sûr ! Quand on dit d’un groupe de personnes « ils sont Noirs », pourquoi utilise-t-on ce terme, et qu’est-ce que cela signifie vraiment ? C’est important d’expliquer, en Afrique comme ailleurs, comment le « Blanc » a construit le « Noir », comment il a défini la place que ce dernier devait tenir, comment il a normalisé l’idée qu’être Blanc c’était mieux. Si on veut réellement renforcer l’égalité, il faut comprendre que toutes les inégalités sont dues à des volontés politiques. Seule la connaissance de l’histoire des luttes contre les inégalités peut nous faire prendre conscience que l’égalité ne se donne pas, elle se gagne.
Notes et références
1. Au FC Barcelone. †
2. Le livre Mes étoiles noires de Lilian Thuram (avec la collaboration de Bernard Fillaire), illustré par Piergiorgio Mantini, a été publié en 2014 sous le label « Le livre équitable » (Alliance internationale des éditeurs indépendants) et a réuni les maisons d'édition suivantes : Barzakh (Algérie), Ruisseaux d’Afrique (Bénin), Ganndal (Guinée), Sankofa & Gurli (Burkina Faso), Presses universitaires d’Afrique (Cameroun), Edilis (Côte d’Ivoire), Mémoire d’encrier (Haïti / Canada), Jeunes Malgaches (Madagascar), Jamana (Mali), Tarik (Maroc), Papyrus Afrique (Sénégal), et Graines de pensées (Togo).†
Pour aller plus loin
- Footballeur professionnel de 1991 à 2008, Lilian Thuram crée en 2008 la Fondation Lilian Thuram - Éducation contre le racisme afin de traduire en actes son engagement personnel contre les discriminations, pour l’égalité. Ses moyens d’action sont notamment des conférences-débats, expositions ou encore les différents supports de la presse écrite et audiovisuelle. Il réalise également des livres pour les enfants comme pour les adultes, essais, ouvrages d’histoire et de recherche.
- Site de la Fondation Lilian Thuram - Education contre le racisme : https://www.thuram.org/ [Consulté le 22 mars 2021]
Bibliographie sélective
- Mes étoiles noires - De Lucy à Barack Obama, avec la collaboration de Bernard Filaire, Paris : Philippe Rey, 2010. Lire la présentation de Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama publiée dans la revue Takam Tikou.
- Manifeste pour l'égalité, Paris : Ed. Autrement, 2012
- Notre histoire, avec la collaboration de Jean-Christophe Camus (scénario) et Sam Garcia (dessin), Paris : Delcourt, 2014 (tome I) et 2017 (tome II). BD librement inspirée de Mes étoiles noires.
- Tous super-héros, avec la collaboration de Jean-Christophe Camus (scénario) et Benjamin Chaud (dessin), Paris : Delcourt, 2016 (tome I) et 2018 (tome II)
- Nelson Mandela, avec la collaboration de Qu Lan (dessin), Paris : Hachette Enfants, 2017.
- La pensée blanche, Paris : Philippe Rey, 2020.