Des bibliothèques de rue pour combattre l'exclusion

Mesdames et Messieurs,

Bonjour à tous,

Je suis très honorée de recevoir le Prix IBBY-Asahi pour la promotion de la lecture au nom d'ATD Quart Monde. Cette reconnaissance prestigieuse est à la fois réconfortante et stimulante. C'est aussi l'occasion d'une plus grande visibilité, toujours bienvenue pour développer notre action.

Je tiens à remercier sincèrement ceux qui nous ont décerné ce prix, la présidente du jury et du comité de sélection, le journal Asahi Shimbun, la présidente d'IBBY, la responsable d'IBBY France, qui tous, avec IBBY, sont convaincus que « les livres sont des ponts entre les nations » et plus généralement entre les êtres humains, et qui contribuent à construire ces ponts.

Je suis engagée à ATD Quart Monde depuis le lycée, à titre bénévole, plus spécialement dans l’action enfance et en particulier dans les bibliothèques de rue¹. ATD Quart Monde est l'acronyme de Agir tous pour la dignité. C'est une ONG qui lutte contre l'extrême pauvreté en défendant l'accès de tous à tous les droits. J'y reviendrai.

Les bibliothèques de rue

Mais d'abord, je vais vous expliquer ce que sont les bibliothèques de rue. Ensuite, je vous dirai ce qu'est ATD Quart Monde et comment les bibliothèques de rue s'inscrivent dans un projet plus vaste.

Une bibliothèque de rue, c'est un temps et un lieu où une équipe d'ATD Quart Monde rencontre les enfants d'un quartier défavorisé pour lire avec eux, dehors, au plus près de leur domicile, dans une cité, sur un terrain de voyageurs, dans un hôtel social, etc. Le système est simple : chaque semaine, au même endroit, à la même heure, une équipe d'ATD Quart Monde étend une couverture sur le sol à l'extérieur, quelle que soit la météo, et lit avec les enfants, âgés de 2-3 ans à 10-12 ans, pendant deux heures, assis par terre, tout simplement. L'équipe peut également proposer d'autres activités qui favorisent la découverte, mettent en valeur les compétences et encouragent l'expression créative. Tous les enfants d'un quartier sont invités, avec une attention particulière à ceux qui sont plus isolés ou en difficulté. S'ils viennent, c'est que nous n'oublions personne. C'est l'occasion de faire connaissance avec les enfants et leurs familles.

Les bibliothèques de rue sont nées d'une conviction : la culture est un puissant vecteur de lutte contre l'exclusion. Malgré la scolarisation obligatoire, l'illettrisme touche aujourd'hui 9 % de la population française et reste statistiquement lié à la grande pauvreté. « Le cercle vicieux de la pauvreté, disait le fondateur d'ATD Quart Monde, est d'abord celui de l'incapacité à s'exprimer et à échanger normalement avec les autres, de l'impossibilité pour les enfants de bénéficier d'une éducation conçue pour un milieu et des conditions de vie qui ne sont pas les leurs. » Les bibliothèques de rue se sont développées en France puis dans le monde entier, à partir de 1968, inspirées de celle créée à Noisy- le-Grand où est né le mouvement.

Certes, depuis la création des bibliothèques de rue, l’accès à la lecture a évolué : les bibliothèques municipales se sont multipliées, et des professionnels de la médiation culturelle vont aux beaux jours au-devant d’enfants et de leurs parents grâce à des bibliothèques extérieures appelées « bibliothèques hors les murs », proches dans leurs pratiques des bibliothèques de rue. Mais l’offre de proximité est loin d’être généralisée et les publics en situation d’exclusion restent globalement peu touchés. Dans certains milieux, le livre n'est pas un objet du quotidien et peut être source d'appréhension pour des enfants qui ont eu un parcours scolaire difficile. Les bibliothèques de rue, dans une ambiance conviviale et bienveillante, réconcilient les enfants avec le plaisir de la lecture et les encouragent à révéler et à partager leurs talents.

Les bibliothèques de rue sont un lieu de rencontre, entre les enfants et les livres, mais aussi :

• entre enfants parfois issus de communautés opposées, pour un moment de paix,
• entre enfants et parents, qui découvrent parfois l'envie d'apprendre et la créativité de leurs enfants,
• entre animateurs venus d'ailleurs et habitants du quartier. Souvent, nous avons peur les uns des autres. La rencontre avec les habitants d'un quartier très pauvre change inévitablement le regard que l'on porte sur eux, et fait la plupart du temps tomber les préjugés,
• entre adultes du quartier, pour sortir de leur isolement et rejoindre parfois d'autres actions collectives proposées par le Mouvement.

Les bibliothèques de rue permettent également de tisser des liens avec les écoles, les bibliothèques, des artistes, d'autres associations, les pouvoirs publics locaux, etc. Des « Festivals des savoirs et des arts » sont souvent organisés pendant l'été sur les lieux de la bibliothèque de rue et dans d'autres quartiers. Ces festivals comprennent plusieurs jours d'activités basées sur les compétences des habitants (c'est l'occasion de révéler les talents des parents) ou des partenariats avec des artistes, des artisans, des sportifs...

Les bibliothèques de rue sont également utiles pour développer la connaissance d'ATD Quart Monde. Des notes sont prises après chaque séance et envoyées au mouvement, comme pour chaque action de terrain. Elles permettent de connaître, dans la durée, ce que vivent les enfants au quotidien, à travers ce qu’ils disent et montrent : leur rapport aux livres et à l’écrit, leurs difficultés de toutes sortes, leurs compétences, leurs talents, et leurs incapacités, leurs joies et leurs souffrances, leurs évolutions positives et négatives... Cela donne une image détaillée de la réalité de la pauvreté, qui peut être rapportée en milieux politiques, ou analysée par des chercheurs pour améliorer l'action.

Cet aspect des bibliothèques de rue, qui concerne la connaissance de la vie en grande pauvreté, permet de faire un lien avec la présentation du mouvement. D'emblée, ATD Quart Monde s'est efforcé de favoriser l'accès au savoir des personnes vivant dans la pauvreté, mais a voulu aussi prendre en compte leurs savoirs, ce qu’elles disent elles-mêmes de la pauvreté. Elles sont les mieux placées pour en parler et faire changer les choses. Rien ne peut se faire sans réciprocité.

L'organisation ATD Quart Monde

ATD Quart Monde est une organisation non gouvernementale, sans affiliation religieuse ou politique, présente dans plus de trente pays. Elle a été fondée en 1957 par Joseph Wresinski, prêtre, lui-même marqué par une enfance dans la grande pauvreté. En 1957, à l'âge de 40 ans, il rejoint un bidonville de 252 familles à Noisy-le-Grand, près de Paris, et décide de se battre à leurs côtés.

Très vite, pour que les habitants du camp ne soient plus dépendants de la « bonne volonté des autres », il s'oppose à la soupe populaire. Avec les familles, il met en place un jardin d'enfants et une bibliothèque, puis des ateliers pour jeunes et adultes, une laverie, un institut de beauté... et l'association ATD Quart Monde naît. Son objectif : éradiquer la pauvreté et l'exclusion et faire reconnaître la dignité de chacun.

Pour éradiquer réellement la pauvreté et l'exclusion, toute personne doit avoir accès aux droits fondamentaux (droit à la santé, au travail, au logement, à la scolarisation, à la culture, aux vacances...). C'est tout le contraire de l'assistanat. Les personnes pauvres intériorisent dès l’enfance qu'elles sont inutiles et qu'elles n'ont rien à apporter aux autres. Il faut du temps pour sortir de cette double conviction. ATD Quart Monde veut briser le cercle vicieux de la pauvreté, tant dans la famille que dans la communauté.

Mais l’éradication de la pauvreté ne concerne pas seulement les plus pauvres, et demande de s’unir autour d’un même objectif. L'organisation rassemble :

• les « militants », des personnes en situation de pauvreté qui s'engagent dans le mouvement,
• les « volontaires permanents », rémunérés par le mouvement (tous avec l'équivalent du SMIC²),
• et les « alliés », des bénévoles qui s’engagent à mener la lutte contre la pauvreté au quotidien, dans leur environnement social, professionnel ou culturel ou au travers d’actions d’ATD Quart Monde.

À ATD Quart Monde, convaincus de la nécessité de s'appuyer sur la connaissance de ceux qui vivent la pauvreté pour agir contre elle, nous avons développé une méthode de travail appelée « Le croisement des savoirs ». Il y a quelques années notre mouvement a lancé un programme de recherche selon cette méthode participative, avec des chercheurs de l’université d’Oxford, des professionnels et des personnes en situation de pauvreté, pour affiner compréhension et mesure de la pauvreté, et construire de nouveaux indicateurs et outils pour les politiques de lutte contre la pauvreté. Je vous invite à le découvrir :

Pour mener la lutte contre la pauvreté, ATD Quart Monde s'appuie sur trois modes d'action complémentaires :

• agir sur le terrain avec les personnes en situation de pauvreté, pour s’unir autour d'un même combat et obtenir l'application du droit,
• travailler avec les institutions pour faire évoluer les lois et les pratiques, en impliquant les personnes en situation de pauvreté. ATD Quart Monde est notamment à l’origine de plusieurs avancées législatives comme le revenu minimum d’insertion (RMI), la couverture maladie universelle (CMU), le droit au logement opposable (DALO), ou la loi d’expérimentation territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD),
• agir auprès de l'opinion publique pour changer le regard porté sur les plus pauvres et appeler la société à s'engager dans la lutte contre la pauvreté.

Les bibliothèques de rue visent à promouvoir la culture et l'accès à la lecture, sans enjeux immédiats de réussite, d'éducation ou de progrès individuels. La beauté, l'émotion, le partage et l'échange sont les véritables moteurs du changement. Joseph Wresinski, fondateur d'ATD Quart Monde, ne disait pas autre chose lorsqu'il demandait : « Comment redonner de l'intensité à la vie, si ce n'est en vivant la poésie avec les autres ?. »