Des magazines aux livres pour la jeunesse : entretien avec Nabiha Mhaydli, éditrice

Propos recueillis par Hasmig Chahinian Traduit par Samar Abou-Zeid
Portrait de Nabiha Mhaydli

Nabiha Mhaydli, fondatrice de la maison libanaise Dar al-Hadaeq دار الحدائق, s’est lancée en 1987 dans l’édition pour proposer aux enfants des magazines et des livres de qualité, accessibles au plus grand nombre. Elle est également auteur et mène en parallèle ses deux carrières. Entretien avec une professionnelle engagée.

Vous avez créé Dar al-Hadaeq en 1987. Quel était votre projet à l’époque ?

L’idée d’une orientation vers la culture des enfants a été présente dès nos débuts, il y a plus de vingt ans. Notre souci était alors de nous intéresser à l’enfance, longtemps négligée, et à laquelle les éditeurs qui nous avaient précédés n’avaient pas accordé l’attention qu’elle méritait.

Lorsque nous étions petits, nous considérions comme particulièrement chanceux l’enfant pour lequel le père achetait une revue ou un livre. D’où l’idée de créer d’abord une revue pour enfants, au Liban et dans le Monde arabe, pour qu’elle vienne compléter les quelques magazines ciblés qui existaient à l’époque. Nous pensions en effet que quatre ou cinq titres ne suffisaient pas à couvrir les besoins des enfants dans tout le Monde arabe. Nous espérions que la revue Ahmad أحمد offrirait une alternative aux magazines traduits de langues étrangères, à caractère commercial, qui comptaient sur leurs super-héros pour attirer les petits lecteurs, et dont ces derniers sont restés longtemps otages avant que ces super-héros n’envahissent aussi le domaine audiovisuel.

Notre souci était de mettre à la disposition des enfants des magazines et des livres de qualité, qui leur permettraient de vivre ainsi des expériences heureuses et qui leur ferait aimer la lecture et l’écriture. Nous avons considéré que les enfants [arabes] avaient droit à une belle bibliothèque, qui puise dans leur patrimoine, leur langue et leur identité, exactement comme tous les autres enfants du monde ont à leur disposition une bibliothèque présentant tous les genres et toutes les formes de livres, conçus de manière très professionnelle.

Vous avez commencé avec Ahmad (+أحمد (8, puis Touta Touta (+توتة توتة (5, et vous êtes passés ensuite à la publication de livres. Comment l’édition de magazines vous a-t-elle servi pour l’édition de livres ?

La publication de magazines à Dar al-Hadaeq alimente l’édition de livres. L’expérience essentielle du travail sur les textes et les illustrations, ainsi que la recherche de nouveaux talents, ont sans aucun doute commencé avec notre expérience dans la presse. La parution mensuelle d’une revue permet en effet de se confronter à des textes nouveaux, à des illustrations diverses et, plus fondamentalement, à une expérience d’édition et à une processus de fabrication...

Vous êtes auteur et éditrice. Ces deux fonctions sont-elles contradictoires parfois ? Et comment ce double rôle influe-t-il sur les décisions que vous devez prendre ?

Le fait que je sois auteur renforce mon rôle d’éditrice qui consiste à goûter les textes nouveaux et à repérer les talents. Cela influe aussi sur ma manière de traiter les textes qui nous parviennent, de les présenter de manière intéressante, d’en sauver ce qui nécessite de l’être et d’en faire ressortir le meilleur. Ce travail est très important chez nous. Car nous n’en sommes pas encore à recevoir des textes prêts à être publiés et suffisamment pensés en tant que livres. Cette expérience manque à un grand nombre de ceux qui écrivent aujourd’hui. Mon rôle est de combler les lacunes, et l’écriture et la rédaction m’ont beaucoup aidée en cela. Au niveau personnel, l’éditrice et l’auteur ont chacun leur monde autonome, mais ces deux mondes se croisent. La personnalité de l’éditrice exerce tous genres de contrôle sur l’auteur, mais l’auteur ne se laisse pas faire et ne se soumet qu’aux critères de l’écriture : lorsque naît l’idée, lorsqu’elle s’écrit et se formule, elle ne s’impose pas de contraintes éditoriales, en particulier celles d’ordre commercial. Ma boussole en tant qu’auteur, c’est le fait d’ajouter quelque chose, d’apporter du nouveau. Mon sentiment d’auteur me transporte dans le monde de la conception et de la naissance ; mon travail d’éditrice est de prendre soin de cet enfant et lui permettre de prendre son envol dans la vie.

Vous publiez des œuvres d’auteurs et d’illustrateurs de différents pays. Comment parvenez-vous à les trouver ?

Pendant vingt-cinq ans, nous avons travaillé avec des auteurs et illustrateurs confirmés de la littérature de jeunesse, tout comme avec des débutants qui traçaient leur chemin et avaient besoin qu’on leur donne une chance de montrer leur talent... Nous avons aidé certains d’entre eux à cerner et à corriger les lacunes de leurs textes et de leurs illustrations.

La mise en place de concours a également facilité la découverte de nouveaux talents. Les derniers en date étaient « la balançoire de l’imaginaire » et « la science est une histoire », que nous avons organisés en collaboration avec le ministère de la Culture dans le cadre de « Beyrouth, capitale mondiale du livre 2009 ». Nous avons ainsi découvert quelques auteurs qui ont pu débuter chez nous. Actuellement, nous préparons un concours portant sur l’écriture pour les adolescents et les récits d’aventures.

Et il ne faut pas oublier que les Foires du livre et la communication par Internet ont encore plus facilité les choses…

Vous avez rencontré Mohieddine Ellabbad, l’un des fondateurs de Dar al-fata al-arabi, et un auteur et illustrateur pour la jeunesse égyptien majeur. A-t-il influencé votre perception de ce que devrait être un bon livre pour la jeunesse ? Quel a été son apport à votre travail ?

Certainement... Mohieddine Ellabbad a compté parmi les personnes qui ont le plus influencé l’orientation et l’élaboration des objectifs de notre profession, et en particulier dans la presse pour enfants. Grâce à lui, j’ai appris à travailler professionnellement avant tout, j’ai appris que l’illustrateur ne devait pas être choisi au hasard, ni l’auteur, d’ailleurs. Il m’a aidée dans beaucoup de détails que je raconte toujours dans mes ateliers et séances de travail. J’ai profondément déploré que nous l’ayons perdu, il était notre meilleur conseiller et répondait toujours en toute amitié1.

Dar al-Hadaeq a obtenu nombre de prix, le plus important à ce jour étant le Prix Etisalat pour la littérature jeunesse arabe2. L’auteur, l’illustrateur et l’éditeur se partagent la somme. Qu’a changé ce prix pour vous, comme auteur et comme éditrice ?

Recevoir des prix fait toujours plaisir, un plaisir accru lorsqu’il s’agit d’un prix lié à la culture ou aux enfants...

Les prix impliquent un jury et des critères, donc un contrôle et un suivi, ce qui est quelque chose de sain dans le domaine de l’édition pour enfants, comme dans celui de la production littéraire et non littéraire. Un prix offre à l’œuvre primée un moteur puissant et lui donne une chance d’être mieux diffusée. C’est ce qui s’est passé avec les livres gagnants. Ces prix constituent également un facteur déterminant pour attirer les créateurs du monde arabe.

Pour nous, chaque prix obtenu est une motivation de plus pour éviter la précipitation et être encore plus scrupuleux dans le choix de ce que nous publions par la suite... Un prix n’est pas une fin en soi, ni un gain matériel ou moral, mais véritablement un encouragement pour notre travail ultérieur.

Est-il possible d’avoir accès à vos livres dans les pays arabes autres que le Liban ? Comment vos livres sont-ils distribués ?

Dar al-Hadaeq participe activement aux Foires locales, générales et spécialisées dans la littérature de jeunesse, comme aux expositions organisées par les écoles, les associations et les municipalités. De plus, nos livres sont distribués dans les différents pays arabes à travers un réseau de librairies spécialisées jeunesse. Nous tenons également à jour notre site Internet, qui permet aux intéressés d’être toujours au courant de nos nouvelles parutions et de commander les livres qui les interpellent ; nous les leur faisons alors parvenir, où qu’ils soient... Mais notre ambition est qu’une compagnie de distribution prenne les livres en charge, comme c’est le cas dans la plupart des pays d’Europe et d’Amérique, ce qui allègerait notre charge de travail dans ce domaine.

Y a-t-il des lecteurs que vous souhaiteriez atteindre dans d’autres pays ?

Les lecteurs que nous souhaiterions toucher davantage, ce sont les Arabes de l’émigration. La communication avec eux pour la vente de livres se fait par Internet et à travers les Foires internationales, mais notre présence à ces dernières se limite aux quelques exemplaires qu’expose le ministère de la Culture sur son stand.

Notes et références

1. Mohieddine Ellabbad est décédé en septembre 2010. Pour en savoir plus sur son œuvre, lire l’article qui lui est consacré dans Takam Tikou.

2. Ce prix, doté d’un million de dirhams (environ 192 000 euros) par la compagnie de télécommunication Etisalat des Émirats arabes unis, est attribué chaque année à un livre de littérature pour la jeunesse du Monde arabe.


Pour aller plus loin

Auteur et éditrice de livres et magazines pour la jeunesse, Nabiha Mhaydli a fondé Dar al-Hadaeq, une maison d’édition spécialisée dans la littérature de jeunesse. Elle est rédactrice-en-chef de la revue Ahmad أحمد depuis 1987 et de la revue Touta Touta توتة توتة depuis 2000.

Nabiha Mhaydli donne des conférences sur la presse et la littérature de jeunesse dans de nombreuses écoles et universités libanaises et arabes. Détentrice d’une maîtrise en éducation, elle prépare une thèse de doctorat en journalisme.

Elle a publié plus de cinquante titres et a obtenu de nombreux prix, dont le Prix Etisalat pour le livre de jeunesse, pour son livre أنا أحب [Moi j’aime] et le prix annuel Assabil de littérature pour la jeunesse 2010, pour son livre لائحة مشتريات ياسر [La Liste des achats de Yasser].

Pour plus d'information : le site Internet de la maison d’édition.


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