Adieu à Neville Alexander, un grand mentor et ami

Par Carole Bloch, Directrice de PRAESA, Université du Cap, Afrique du Sud Traduit par Anaïs Jolly
photo Neville Alexander avec bonnet et écharpe bleus

Figure éminente et très appréciée de l’Afrique du Sud, Neville Alexander est décédé en août 2012. Activiste, éducateur, érudit, il a été le défenseur de l’éducation bilingue utilisant la langue maternelle, tant par la recherche que par des actions concrètes auprès des enfants. Carole Bloch, elle-même grande spécialiste de cette question, sa collègue et amie pendant vingt ans, lui rend hommage.

Neville Alexander, fondateur du Project for the Study of Alternative Education1 (PRAESA) à l'université du Cap, est décédé le 27 août 2012 à la suite d'une courte maladie. Durant de longues années, il a mené et inspiré des travaux concernant l'éducation multilingue ainsi que le développement des langues africaines. Depuis 2006, Neville, comme il aimait à être appelé, s’est beaucoup investi pour le développement des clubs de lecture dans les quartiers en Afrique du Sud et ailleurs en Afrique. C'est un travail qui reste de la plus haute importance sur ce continent qui fait face à de très sérieux défis d'alphabétisation, où la majorité des gens parle des langues africaines ayant un statut inférieur à celui des anciennes langues coloniales, et où la lecture et l'écriture dans les langues africaines ont été tellement sous-estimées depuis les temps coloniaux qu'il est commun d'associer l'alphabétisation avec l'anglais (ou bien le français ou le portugais). 

 

Né le 22 octobre 1936, Neville a été au cours de sa vie un activiste, un éducateur et un érudit. L'année de ses 26 ans, titulaire d'un doctorat en littérature allemande et professeur d'histoire aux idées radicales dans un lycée du Cap, il est arrêté et emprisonné à Robben Island pour s'être battu contre l'Apartheid. Il y passe dix ans, suivis de six ans d'assignation à résidence.

 

Par la suite, on le retrouve à la tête de plusieurs initiatives pour l'éducation et le développement social. Il fonde PRAESA en 1992, quand il est invité à mettre en œuvre un projet d'éducation alternative qu'il planifiait à l'université du Cap. Son intention était d'en apprendre plus sur l'alphabétisation des adultes ainsi que sur l'éducation à l’école maternelle, qui n'étaient pas accessibles aux Noirs de manière significative sous le régime de l'apartheid, en s'inspirant des formes d'éducation alternatives, autres que celles officielles.

 

J'ai fait la connaissance de Neville peu après les débuts de PRAESA en 1992 et j'ai été immédiatement frappée par son enthousiasme à communiquer avec moi sur ce que l'on pouvait faire pour transformer l'apprentissage de la lecture et de l'écriture chez les jeunes enfants. Il était déjà persuadé du rôle crucial des écoles maternelles, étant donné son engagement pour une société égalitaire qui offrirait aux femmes l'opportunité de travailler tout en s'occupant des jeunes enfants et en les éduquant de façon appropriée. À cette époque, on pensait que pour apprendre aux enfants à lire et écrire, il suffisait de leur en enseigner la technique à l'école et on attribuait les échecs d’apprentissage de nombre d'entre eux à des problèmes personnels ou familiaux.

 

J'ai alors commencé à travailler sur l'apprentissage précoce de la lecture et de l'écriture avec PRAESA, intégrant des approches basées sur la lecture d'histoires aux principales convictions de Neville sur l'éducation, comme la mise en œuvre d'une politique des langues et d'une éducation multilingue. Une grande partie du travail de recherche et de développement de PRAESA visait à explorer et à démontrer l'importance d'utiliser les langues maternelles des enfants ou les langues parlées à la maison pour développer une éducation bilingue. Au cœur de nos discussions et de nos nouvelles idées sur les langues, l'alphabétisation et l'apprentissage, se trouvait une question, celle de faire sens. Neville voulait toujours, passionnément, aider les gens à devenir des êtres doués de pensée, créatifs, critiques et indépendants. Il commençait toujours par identifier le problème principal pour ensuite s'atteler à le résoudre. Pour lui la théorie et la pratique marchaient ensemble, main dans la main : « Il ne s'agit pas d'interpréter le monde mais de le changer. »

 

Au fil des années, Neville s'est fait le défenseur d'une éducation bilingue incluant la langue maternelle pour tous les enfants sud-africains. En nous appuyant sur des recherches internationales et locales, dont certaines effectuées par PRAESA, nous avons acquis la conviction que les enfants apprennent mieux dans la langue (ou les langues) dans laquelle ils pensent, avec laquelle ils ressentent, et que de nouvelles connaissances peuvent s'ancrer solidement si elles s'appuient sur la langue (ou les langues) parlée à la maison. Cette approche est encore loin d'être acceptée en Afrique du Sud ou dans d'autres parties de l'Afrique d'ailleurs, car dans ces pays la langue coloniale est généralement devenue la langue utilisée pour l'enseignement dès la première année de primaire ou alors, comme c'est le cas en Afrique du Sud, à partir de la quatrième année.

 

Neville expliquait que démocratie signifie « le pouvoir au peuple » et que le peuple ne peut exercer ce pouvoir que dans une langue qu'il maîtrise correctement. Afin que ceci puisse devenir réalité, des livres, d'histoires ou autres, doivent être publiés. Neville était l'un des administrateurs de la fondation Little Hands qui soutient l'édition de livres pour enfants dans les langues africaines ainsi qu'en anglais2. Il est triste qu'il n'ait pas vécu assez longtemps pour voir la version sud-africaine du Prince Heureux d'Oscar Wilde, éditée par la fondation Little Hands en cinq langues. Neville était socialiste depuis longtemps et c'est une histoire qui reflète bien ses valeurs qui sont d'ailleurs, et c'est fort intéressant, assez similaires aux valeurs chrétiennes. Il croyait à l'importance cruciale de la traduction, sujet assez controversé en Afrique du Sud, et faisait entendre cette conviction. Il avait d'ailleurs été ravi d'assister à la parution d'une nouvelle collection « Little Hands books for babies », produite par la fondation Little Hands et les éditions Jacana, premiers livres pour bébés à paraître en Afrique du Sud dans les 11 langues officielles.

 

Les clubs de lecture dans les quartiers3, qui étaient la passion de Neville au moment de sa mort, sont apparus suite à nos expériences pour encourager la lecture pour le plaisir ou la satisfaction personnelle au sein des écoles. À cause de la trop grande importance donnée au strict programme scolaire, ainsi que du passé des enseignants en tant que lecteurs, où la lecture pour le plaisir a peu de place, PRAESA a fini par se diriger vers le travail dans les quartiers. Neville a travaillé sans relâche pour que les adultes comprennent l'importance de passer du temps à lire des livres ou à raconter des histoires aux enfants4. Depuis lors, notre intention a été d'aider à créer les conditions pour permettre aux enfants de développer l'amour de la lecture, et Neville, qui a cessé ses activités au sein de PRAESA à la fin 2011, était à l’origine de la création cette année de l'initiative nationale Nal'ibali Reading for enjoyment (Lecture et Plaisir)5. Pour honorer sa mémoire, nous continuerons de répandre la joie de lire pour chacun dans la langue de son choix.

 

 

   

Notes et références

1. Unité de recherche et de développement indépendante rattachée à la Faculté de Lettres de l'Université du Cap et dont le but est de rechercher et d'encourager des méthodes d'éducation alternatives fondées sur la prise en compte du multilinguisme inhérent à l'Afrique du Sud qui possède 11 langues officielles.

2. Le coffret Petits livres pour petites mains est disponible en français, kinyarwanda et d’autres langues. [NDLR]

3. Sur ces clubs de lecture, on peut lire « Creating Literate School Communities : Vulindlela Reading Clubs » et regarder des vidéos. Cet article porte sur ces clubs qui souhaitent créer, dans un quartier donné, les conditions nécessaires pour inspirer, promouvoir et soutenir la lecture plaisir dans la langue maternelle, chez les enfants et les adultes : des espaces « nourrissants » pour susciter chez l’enfant l’envie de lire et d’écrire et l’aider à affirmer son identité et son sentiment d’appartenance. L’article explique comment ces clubs contribuent à apporter les conditions nécessaires pour les apprentissages, les principes théoriques qui fondent les activités des clubs et le rôle essentiel des adultes en tant que modèles et médiateurs. Il décrit en détail le fonctionnement pratique des clubs et ses activités d’animation. [NDLR]

4. Voir l’article cité en note 2. [NDLR]

5. Cette remarquable campagne nationale pour la lecture des enfants a été initiée par PRAESA avec Avusa Media qui publie un quotidien national, et s’inspire des Clubs de lecture de Vulindlela. Outre son site propre, on peut voir sa présentation sur le site de PRAESA et sa page Facebook. [NDLR]


Pour aller plus loin

  • De nombreux articles de recherche écrits par N. Alexandre autour de la lecture en langue maternelle sont accessibles dans la section « Conference papers and presentations » du site de PRAESA
  • À l’occasion de sa retraite comme directeur de PRAESA, des Mélanges illustrés lui ont été dédiés. Ils permettent d’en savoir plus sur Neville Alexander et d’apprécier son rayonnement et l’affection qu’il a pu éveiller.

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