Une bibliothèque itinérante pour enfants en Mongolie

La journée la plus joyeuse en vingt-trois ans

Par Dashdondog Jamba, auteur mongol de livres pour enfants
Photographie de Dashdondog Jamba

Le printemps est là. La Terre-mère a beaucoup travaillé pour se débarrasser de tout ce qui est vieux et pour accueillir tout ce qui est nouveau. Nous sommes partis pour un voyage à travers la vaste steppe. C’est mon vingt-troisième voyage avec ma bibliothèque itinérante pour les enfants des régions rurales. J’ai déjà parcouru cent mille kilomètres durant mes voyages précédents. C’est comme si j’avais fait deux fois le tour de la terre… Mon âge aussi a augmenté au fil des années. Les enfants, qui ont commencé à lire des livres avec la première bibliothèque itinérante sur une charrette à cheval, sont maintenant âgés de 40 ans. Cependant, je fredonne en pensant que je suis encore jeune :

Quelle vaste steppe,
C’est la steppe de ma Mongolie,
Quel ciel bleu,
C’est le ciel bleu de ma Mongolie…

Une steppe vraiment vaste. Nous pouvons parcourir 100 km sans voir de maison. Le ciel est plein de nuages sombres. Va-t-il pleuvoir ? Qu’est-ce que c’est ? De la neige ! Une forte tempête de neige a commencé. Bientôt il fait aussi noir que dans un four. Le conducteur Borolzoi dit qu’il ne voit pas la route. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous arrêter. Nous ne pouvons pas avancer. La tempête de neige devient de plus en plus violente et nous avons peur que le vent renverse notre bibliobus. N’était-ce pas déjà le printemps ? Comment le temps a-t-il pu changer si rapidement ?

Nous mangeons en attendant que la tempête se calme. Puis, quand la tempête s’apaise un peu, nous décidons de nous mettre en route. Malheureusement, le conducteur n’arrive pas à démarrer notre bus. Il ne trouve pas la raison de la panne. Je n’ai pas emporté mes vêtements chauds et je commence à avoir froid. Est-ce que ce bibliobus est fait de glace ? Il fait autant froid à l’intérieur qu’à l’extérieur. Nous nous affaiblissons dans ce froid sauvage et glacial. Je commence à dire « J’ai été sauvé de la mort trois fois, mais cette fois-ci… ». Ma femme Khandaa m’interrompt et dit que nous ne devons pas nous avouer vaincus par la tempête. En soufflant dans ses mains gelées, elle propose : « Bougeons notre bibliobus au lieu de rester comme ça à ne rien faire ». « D’accord ! », dis-je. Nous commençons à pousser notre bibliobus après l’avoir libéré de la neige. Nous poussons encore : « Un, deux, trois ! ». Le bus commence à bouger... Et – heureusement – il s’arrête en bas de la colline : c’est pour ça que c’était facile de le pousser… Nous courrons et poussons, courrons et poussons et commençons à nous réchauffer. Ma femme crie : « Regardez, il y a de la lumière ! ». C’est peut-être une étoile ? Non, non. C’est peut-être un camp de “gers” (yourtes) de familles d’éleveurs ? Oui, nous sommes sauvés ! Le capitaine d’un navire perdu en mer est heureux quand il a vu un phare. Nous fixons notre objectif. Puis nous commençons à pousser notre bibliobus dans cette direction. Soudain nous réalisons qu’il n’y a plus de lumière. Les gens se seraient-ils endormis ? Il semblerait que oui. Il est minuit. Attendez ! Seraient-ce des hurlements de loups ? Ma femme dit : « N’aie pas peur. Tu as écrit un texte sur un gentil loup qui aide les gens dans ton livre Stone Legend ». Je lui réponds : « Mais ces loups-là ne vont pas nous aider. Continuons à pousser ». Il semble que nous avons perdu notre cap et notre force. Nous arrêtons de pousser et commençons à nouveau à avoir froid. Ma femme continue à pousser en disant : « Il vaut mieux finir gelé dans une tempête de neige en courant, plutôt qu’en ne faisant rien ». Bientôt nous entendons un chien aboyer. Un nouvel espoir et une nouvelle force nous viennent. Nous continuons à pousser notre bibliobus dans la direction de l’aboiement du chien et nous atteignons une yourte à l’aube.

Dans la yourte, il y a trois enfants frigorifiés. Ils nous disent que leurs parents sont partis à la recherche de leur bétail qui s’est égaré dans la tempête. Ma femme commence tout de suite à faire du feu et à préparer le petit-déjeuner. Pendant notre petit-déjeuner avec les enfants, leurs parents reviennent. Nous comprenons à leurs expressions qu’ils n’ont pas perdu leur bétail dans la tempête de neige. Notre hôte me regarde attentivement et demande : « Est-ce mon frère Dondog ? Comment se passe ton voyage ? Tu te souviens de moi ? ». Nous avons fait le tour de notre territoire mongol qui s’étend sur plus de 1,5 millions de km², il n’y a pas un « soum » ou zone rurale que nous n’avons pas visité. Nous en sommes à notre deuxième voyage et j’ai du mal à nommer les gens que j’ai rencontré auparavant… Interrompant mes pensées, notre hôte me dit : « Je suis Bold. J’étais un petit garçon quand tu es venu dans notre région. Donc, évidemment, tu ne te souviens pas de moi, n’est-ce pas ? Tu nous as réunis et tu nous as donné des bonbons et des livres. Tu te souviens de la chanson que tu as chantée pour nous ?

Les bonbons multicolores
Ont un goût de paradis
Mais nos livres d’histoires
Ont un goût meilleur encore

En ces temps-là, les livres pour enfants étaient rares, parce que personne n’avait privatisé les maisons d’édition de livres pour enfants durant la transition de la Mongolie du communisme vers la démocratie, et de l’économie centrale planifiée vers l’économie de marché, en considérant que ce commerce n’était pas rentable. Je ne pouvais pas accepter cet état de fait, ayant écrit toute ma vie des livres pour enfants. J’en ai traduit quelques-uns, parmi les meilleurs livres pour enfants à la Bibliothèque internationale pour enfants de Munich, en Allemagne, et les ai publiés dans une collection intitulée « Golden Tales ». Puis j’ai commencé mon voyage vers les zones rurales pour apporter mes livres aux enfants. J’ai voyagé en utilisant tous les moyens de transport disponibles, comme le cheval, le char à bœuf, la charrette à cheval, le chameau et le renne.  

Je lui dis : « D’accord, nous allons laisser tes enfants lire les livres que nous apportons et après nous continuerons notre route ». Alors, la femme de notre hôte dit : « Nos enfants ne lisent pas de livres. Ils regardent la télévision ». Je récite mon poème qui décrit le bruit des mots. Les enfants sont intrigués. Ils me demandent de réciter un autre poème. Je récite quelques-uns de mes poèmes musicaux. Ils sont encore plus intéressés. Mon fils et ma femme préparent un grand rideau noir que nous avons dans notre sac. Je mets mes « gants marionnettes » représentant des écureuils et des martres et je joue mon conte Golden Neighbor. Ils sont très heureux et ils applaudissent comme s’ils étaient au théâtre. Je leur dis : « Je viens juste de jouer ce livre pour vous ». Puis je leur montre mon livre Golden neighbor. Ils se disputent pour avoir le livre et me demandent : « C’est toi qui a écrit ce livre ? ». Nous sortons nos livres de la boîte pour leur en donner. Le fils cadet, Bayar, choisit un livre intitulé Alice and the Wigged Wasp (The Wasp in a Wig) et commence à le lire. Il s’agit de l’un des 108 livres que j’ai publiés moi-même, sur mes propres fonds. C’est l’histoire d’une guêpe qui, suivant le conseil de ses amis, rase ses cheveux bouclés pour porter une perruque blonde, et devient par la suite la risée de ces mêmes amis. Je demande son avis sur le livre. Le garçon qui est en CE2 me répond : « Si la guêpe n’avait pas bêtement écouté les conseils des autres, ils n’auraient pas eu de raison de la taquiner après ». Cet enfant a compris ce que les adultes ne comprennent pas toujours, même s’il est l’enfant d’une famille d’éleveurs. C’est vraiment intéressant.

Ce livre est en fait un chapitre d’Alice au pays des merveilles, par l’auteur anglais Lewis Carroll. L’illustrateur du livre a refusé de l’illustrer, en disant que c’était trop abstrait. Ce texte n’a donc pas été publié. D’autres personnes l’ont acheté et l’ont revendu à un prix élevé. J’étais très intrigué par ce texte. J’ai réussi à le trouver et je l’ai traduit. Mais je ne trouvais pas d’illustrateur. J’ai donc dû l’illustrer moi-même. Je ne suis pas un illustrateur professionnel mais j’ai dessiné ce qui me venait à l’esprit. J’ai raconté le parcours de ce livre aux enfants.

Puis je demande s’il y a un enfant qui veut comparer ses connaissances aux miennes. Bayar lève la main et dit : « Moi, moi ! ». Je lui donne le livre Le Petit Prince par l’auteur français Antoine de Saint-Exupéry et je lui dis : « Comparons nos connaissances concernant ce livre. Si tu gagnes, je te donnerais la médaille d’or de l’érudit ». Bayar commence à lire le livre avec enthousiasme… Depuis les temps anciens, les Mongols suivent les « 10 enseignements » pour éduquer leurs enfants. Les 10 enseignements commencent par le mot « érudit ». Nos ancêtres donnaient la priorité au développement intellectuel.

Je sors dehors. La neige a commencé à fondre et le sol est tacheté. Je vais jusqu’à l’enclos des chevaux, qui portent des marques. Notre hôte Boldoo me dit qu’il y a beaucoup de marques comme celles-là et me montre les rochers isolés sur le côté. Je vais vers les rochers et je vois qu’ils portent les emblèmes des tribus anciennes et des pétroglyphes1 avec des dessins représentant des personnes et des animaux. Je lui dis : « Oh, ces dessins ressemblent à ceux que j’ai utilisés pour illustrer un de mes livres». Boldoo est surpris. Quand nous rentrons, Bayar a fini de lire le livre et m’attend pour une joute intellectuelle. Bayar dit : « Je pense comme le Petit Prince, mais les gens ne me comprennent pas ». Puis il commence à parler de choses étranges concernant des adultes sur une petite planète. Nous nous posons des questions et nous y répondons. C’est étrange parce que Bayar parle de sujets variés qui ne sont pas liés au livre. Par exemple, il me dit : « Quand nous, les enfants, choyons un petit agneau, les adultes ne pensent qu’à l’argent qu’ils vont tirer de la vente de sa laine l’année prochaine ». Je lui demande de faire un dessin en rapport avec le sujet du livre. Il dessine plusieurs points dans un demi-cercle et dit : « C’est mon rêve ». J’essaie de deviner : « Tu veux manger des pastèques et ces points représentent les graines de la pastèque ». Il répond : « Les adultes ne nous comprennent pas. Ces points représentent les étoiles qui sont visibles à travers la fenêtre (l’ouverture en haut de la yourte). Avant de dormir, je rêve de voyager vers les étoiles ». Je reconnais qu’il a gagné et je lui donne la médaille d’or de l’érudit. Le nombre d’enfants à avoir gagné cette médaille, lui inclus, est de 230 enfants. Je n’ai jamais eu de doute sur le fait qu’ils deviendront des personnes qui se distingueront et rehausseront le prestige de la Mongolie. Ce sont les futurs propriétaires de notre beau pays. C’est une fierté pour moi d’être vaincu par cette nouvelle génération si intelligente. C’est pour cela que je voyage avec ma bibliothèque itinérante.

Les enfants de Boldoo n’avaient jamais vu de livre avec des illustrations représentants les Anciens. Je leur annonce que je vais faire un concours pour inventer une histoire basée sur ces illustrations. Je vais donner un prix à l’enfant qui aura inventé la meilleure histoire. Je leur demande : « On joue maintenant ? ». Ils me demandent : « Comment ? ». Je leur apprends un jeu très joyeux auquel les Anciens Mongols jouaient. Dans ce jeu, les participants jouent les rôles d’un loup et de marmottes. Les enfants composent des poèmes et font une course. Le grand Gengis Khan lui-même a joué à ce jeu, mais depuis ce jeu a été oublié. Nous essayons de le remettre au goût du jour. Les enfants l’aiment beaucoup. Même nous, adultes, y participons et jouons le rôle de marmottes. C’est un moment joyeux qui me rappelle mon enfance.

Par la suite, nous conseillons les parents sur le genre de livre à offrir à leurs enfants. Une partie de notre travail avec les parents repose sur la lecture de Le chemin le plus court pour atteindre le cœur d’un enfant. À travers cette lecture, nous proposons de nouvelles informations aux parents sur comment accompagner les enfants en tenant compte de leur pensée créative, de leur vocabulaire et de leurs connaissances.

Il est temps de partir. Les enfants veulent que je reste avec eux. Je leur dis : « Je voudrais rester dans une famille si gentille et hospitalière. Malheureusement, d’autres enfants gentils comme vous attendent que je leur lise des livres ». Puis nous rangeons nos livres dans le bibliobus.

Le conducteur fait démarrer le bibliobus sans problème. Je suis congelé à cause du froid glacial. Avant de nous mettre en route, je dis aux enfants :

Si vous lisez des livres, vous deviendrez intelligent,
Si vous devenez intelligent, vous saurez vous servir de vos mains,
Si vous savez vous servir de vos mains, vous trouverez toujours de quoi vous nourrir.

J’ai dit cela à la fin d’une formation adressée aux auteurs pour enfants quand j’étais aux États-Unis d’Amérique. Le responsable de la formation l’a répété à la fin de la formation et a dit que c’était la meilleure recette pour l’humanité.

Nous avons ainsi quitté la famille nomade pour une autre. La Mongolie est le pays des nomades. La bibliothèque itinérante est le type de bibliothèque le mieux adapté pour apporter des livres aux enfants dans ce pays. Je suis le fils d’un peuple de nomades. Je me déplacerai toujours d’un endroit à un autre. C’est ma destinée.
 

Notes et références

1. Dessins symboliques gravés dans la pierre.


Pour aller plus loin

Dashdondog Jamba est un auteur, poète, bibliothécaire, traducteur et conteur. Il a créé une bibliothèque ambulante pour amener le livre aux enfants mongols partout dans le pays. Il a traduit des livres du monde entier pour que les enfants mongols puissent les lire et découvrir les cultures d’autres peuples. Dashdondog a aussi créé ses propres œuvres pour enfants et a transcrit des contes mongols issus de la tradition orale.
En 2006, son initiative de bibliothèque itinérante pour enfants en Mongolie a reçu le prix Asahi d’IBBY.


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