Lire pour surmonter les traumatismes

Les projets engagés de la section libanaise de l’IBBY

Par Shereen Kreidieh, présidente du LBBY Traduit par Hasmig Chahinian
Photographie de Shereen Kreidieh


Des livres apportés aux enfants cachés dans les abris, durant la guerre civile libanaise, aux lectures proposées aux enfants syriens, palestiniens et irakiens réfugiés au Liban, la section libanaise de l’IBBY a toujours milité pour l’accès des enfants aux livres en toutes circonstances. Après les explosions dévastatrices du port de Beyrouth, en août 2020, qui ont détruit totalement ou partiellement de nombreuses bibliothèques scolaires de la ville, l’association s’est de nouveau mobilisée pour reconstruire les bibliothèques et reconstituer les collections, convaincue que le livre et la lecture sont absolument nécessaires pour vaincre les traumatismes.

 

Un contexte particulier

Le Liban est un petit pays situé en bordure orientale de la mer Méditerranée, avec une population de 6 786 000 habitants vivant principalement dans les grandes villes côtières comme Beyrouth, Tripoli et Sidon. La société libanaise est très diversifiée et hétérogène, et reflète une pluralité de modes de vie. Ainsi, on observe une influence occidentale en raison de l'occupation française1 et de la proximité géographique avec les pays européens de même que l'influence du Monde arabe. La société libanaise est composée de plusieurs groupes ethniques, religieux et familiaux. L'arabe est la langue officielle du Liban ; cependant, une grande partie de la population apprend aussi l'anglais ou le français à l’école. Par ailleurs, un certain nombre d'habitants parlent l'arménien ou le kurde.

« Les rivalités communautaires pour le pouvoir politique, exacerbées par les problèmes complexes découlant de la question de la présence palestinienne et de la croissance d'un "État dans l'État", ont conduit au déclenchement d'une guerre civile extrêmement nuisible en 1975 et à l'effondrement du système gouvernemental » (Britannica, 2021). La guerre civile a duré quinze ans (1975-1990) et a eu de graves conséquences qui affectent encore aujourd'hui les processus politiques, économiques et démographiques du pays. Tout au long de la guerre civile, des différences et des conflits de loyauté ont surgi, qui ont dominé le champ politique, alimenté la haine et fourni un terrain propice à l'ingérence de puissances extérieures dans les affaires du pays.

Lire dans les abris

Le besoin de livres augmente en temps de crise. Pendant la guerre civile libanaise, Julinda Abu Nasr a porté un projet : procurer des livres aux enfants réfugiés dans les abris au cours des bombardements et leur faire la lecture. Docteur, professeur de littérature pour enfants au Beirut University College2, Julinda Abu Nasr avait fondé en 1974 le Lebanese Board on Books for Young People (LBBY), section libanaise de l'International Board on Books for Young People (IBBY)3, notamment pour rapprocher les enfants et les livres à travers différentes activités. Tout au long des années de guerre, Julinda Abu Nasr a pu constater que raconter ou lire des histoires étaient des outils puissants pour aider les enfants à gérer l’expérience terrifiante qu’ils vivaient. Ainsi, elle a œuvré durant toute la guerre civile libanaise pour mettre des livres à la disposition des enfants dans de nombreux abris à travers le pays et a incité les membres du LBBY à raconter et à lire aux enfants des histoires durant les bombardements.

Ce projet a attiré l’attention de l’IBBY et a reçu le prix IBBY-Asahi4, ce qui a grandement contribué à le maintenir tout au long des années de guerre, quand l’argent se faisait rare et que les livres étaient difficiles à trouver.

Des livres pour les enfants réfugiés

Enfants lisant des livresLe Liban accueille de nombreux réfugiés, principalement des Syriens (environ 1,5 million) et des Palestiniens (environ 192 000), qui se sont installés au Liban en raison de la guerre dans leur pays. Les Palestiniens sont arrivés au Liban en 1948, tandis que les Syriens ont commencé à y venir en 2011. Ainsi, les crises successives au Liban n'ont pas seulement affecté les Libanais mais aussi les réfugiés.

Dans ce contexte, le LBBY mène un projet phare : la bibliothérapie avec les enfants réfugiés. L'objectif principal de ce projet est d'utiliser les livres pour aider les enfants à surmonter les traumatismes qu'ils ont subis. Les enseignants des écoles qui accueillent ces enfants sont formés par le LBBY ; un programme est mis en œuvre auprès des enfants syriens et, dernièrement, irakiens, fondé sur les livres, l’expression artistique, les discussions libres et les mises en scène créatives, dans un environnement plein d’amour et de compréhension5.

Reconstruire les bibliothèques détruites par les explosions de Beyrouth

Le 4 août 2020 a été un jour catastrophique dans la vie des Libanais et des habitants de Beyrouth en particulier. Des explosions ont détruit une grande partie de la capitale, faisant 215 morts et 6 500 blessés6. Plus de 120 écoles ont été touchées, affectant près de 50 000 enfants ainsi que leurs enseignants. Les bibliothèques scolaires ont été partiellement ou totalement détruites.

 

La bibliothèque de l'école Al-Alia à Beyrouth après les explosions.

Le LBBY a donc porté un nouveau projet : reconstruire les bibliothèques scolaires des écoles publiques de Beyrouth et reconstituer leurs collections.

L’équipe du LBBY ne peut travailler avec les écoles publiques qu’après en avoir reçu l’autorisation du ministère de l'Éducation. Comme le LBBY a une bonne réputation et un historique de travail avec les écoles publiques, cette autorisation a été accordée. Une collaboration avec les bureaux du district scolaire de Beyrouth a également été mise en place ; les contacts ont été facilités et les noms de personnes-ressources au sein des écoles ont été fournis.

Quelques points importants :

  • Les écoles publiques au Liban ne sont pas obligées par la loi d'avoir une bibliothèque, bien qu'elles en aient la possibilité.7
  • La plupart des écoles publiques situées à Beyrouth sont censées avoir un espace consacré à une bibliothèque scolaire, mais cela n’est pas toujours le cas.
  • Dans les écoles disposant d'une bibliothèque, il est obligatoire que celle-ci soit utilisée par les élèves une heure par jour, sauf pour les classes maternelles.
  • Il y a un manque de lois et de règles concernant les fonctions et le personnel des bibliothèques des écoles publiques.

Un projet IBBY/UNESCO

Pour reconstruire les bibliothèques des écoles publiques et reconstituer les collections détruites, le LBBY a lancé un appel d’aide à la communauté internationale.

Un partenariat a été mis en place avec la section libanaise de l’UNESCO. Des recherches ont été menées pour créer des plans pour les bibliothèques basés sur les besoins des communautés, après une évaluation des points forts et des points faibles des écoles ainsi que des obstacles auxquels elles sont confrontées. L’objectif principal est de renforcer les communautés en les impliquant dans la planification de la rénovation et l'exécution des travaux. Les échanges concernent également l'utilisation des bibliothèques et ce dont les écoles ont besoin pour en tirer le meilleur parti.

L’équipe du LBBY a ainsi réparé des vitres, des sols et des portes cassés dans plusieurs écoles. Certaines bibliothèques nécessitaient des améliorations, comme des étagères plus appropriées, des chaises confortables et des livres récents, car elles n'avaient pas reçu de nouveaux titres depuis des années. La plupart des écoles avaient aussi besoin de fiches pour assurer le suivi du prêt des livres, fiches que le siège de l'IBBY a offertes aux bibliothèques de Beyrouth. Par ailleurs, le LBBY a reçu le soutien financier du fonds « Children in crisis » (Enfants en crise) de l’IBBY, pour ce projet.

 

La bibliothèque reconstruite de l'école al-Alia.

Pour l’équipe du LBBY, il est important de donner un cachet particulier à chaque bibliothèque. Chacune est légèrement différente des autres. Tout a été étudié et prévu : les couleurs des étagères correspondent aux couleurs des portes et des murs des écoles, le sol est en vinyle pour que les enfants puissent s'asseoir par terre, les petites tables peuvent être reliées entre elles en cas de besoin pour former une grande table, le bureau et le siège destinés au personnel sont confortables… Des coussins en cuir facilement nettoyables ont été fabriqués pour les enfants en classes élémentaires et préscolaires, afin qu'ils puissent s'asseoir et profiter de la lecture des livres. Rola Dandachli, architecte d'intérieur, offre son temps et son expertise pour soutenir ce projet et suivre la conception et la fabrication des meubles.

Chaque école reçoit un ordinateur avec un logiciel de gestion de bibliothèque pour référencer les titres disponibles dans son fonds.

Rapprocher les enfants et les livres

Ce projet de reconstruction des bibliothèques, porté par le LBBY et l’UNESCO, vise les objectifs suivants :

1. Favoriser le développement personnel des enfants en utilisant les livres pour la jeunesse :

  • Développer l'habitude de la lecture-plaisir avec des livres de qualité qui intéressent les enfants.
  • Inciter les enfants à utiliser leur imagination.
  • Favoriser l’acquisition de connaissances.
  • Aider les enfants à développer leur empathie et à comprendre les autres.
  • Relier les enfants à leur patrimoine et à leur identité culturelle.
  • Développer la conscience morale à travers les livres.
  • Cultiver des préférences littéraires et artistiques en proposant une grande variété de livres pour enfants.

2. Développer le potentiel d’apprentissage des enfants :

  • Les enfants deviennent de meilleurs lecteurs, puisque la lecture est une compétence qui doit être pratiquée.
  • La lecture de livres peut aider les enfants à devenir de meilleurs « écrivains » en leur présentant de bons modèles d'écriture.
  • En lisant des ouvrages sur différents sujets pour le plaisir, les enfants deviennent meilleurs dans les domaines qu'ils étudient à l'école.
  • En proposant aux enfants des livres en français et/ou en anglais en plus des livres en arabe, ils développent leur connaissance des langues.

3. Former les enseignants à soutenir les enfants et à utiliser la littérature pour enfants dans leurs plans de cours et former les bibliothécaires

Le LBBY s’est engagé, en partenariat avec la branche libanaise de l’UNESCO, dans la formation des bibliothécaires scolaires et des enseignants sur la manière de gérer efficacement une bibliothèque et de mettre en œuvre des activités axées sur l'utilisation thérapeutique des livres et des récits.

Le projet touchera plus de vingt écoles de Beyrouth d'ici la fin de l'année 2022. Le choix des bibliothèques se fait selon plusieurs critères : l’impact des explosions sur le bâtiment, l’engagement de la direction dans le projet de reconstruction, la présence d’un personnel désirant se former... La présence d’un espace dédié à la bibliothèque est aussi importante, ainsi que le nombre d’élèves et la localisation de l’école, puisque le projet vise à couvrir différentes zones et communautés de Beyrouth. Un équilibre est également maintenu entre écoles francophones et écoles anglophones.

Reconstituer les collections

Tri des livres reçusPour reconstituer les collections détruites, 18 000 livres ont été offerts par Book Aid International, IBBY Canada, le LBBY, le COBIAC (Collectif de bibliothécaires et intervenants en action culturelle) et la BnF/ CNLJ (Bibliothèque nationale de France/ Centre national de la littérature pour la jeunesse).

Le nombre de livres distribués à chaque école dépend du nombre d'élèves inscrits. Jusqu'à présent, cinq écoles anglophones ont reçu 1 000 livres chacune. Les livres en arabe ont été distribués à dix écoles à raison de 500 ouvrages par établissement. Quant aux 1 100 livres en français, ils ont été distribués à cinq écoles francophones à parts égales.

Le LBBY a pu mobiliser des fonds à destination d'un projet pour les enfants ayant des besoins spéciaux et ainsi créer une bibliothèque dans une école publique pour les malvoyants et les malentendants à Beyrouth.

 

L’impact de la crise économique

Presque toutes les bibliothèques des écoles publiques au Liban ont besoin d'aide. Le LBBY espère toucher un maximum de structures à travers ses projets.

Actuellement, la situation au Liban est très difficile, le pays est confronté à une grave crise économique qui affecte tous les Libanais ; ainsi, plus de 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. En outre, les écoles ont fonctionné a minima au cours des trois dernières années, en raison de la pandémie du Covid et d’une grève des enseignants qui réclament une hausse des salaires. Sur le plan politique, de nombreux membres du personnel ministériel sont également en grève et les partis politiques sont en conflit. Dans ces conditions, garantir l’accès des enfants aux livres revêt une importance capitale. Le LBBY croit au pouvoir des livres, en particulier auprès des jeunes enfants. L’association veut entretenir chez eux l’amour de la lecture et les aider ainsi à surmonter les traumatismes.

Notes et références

1. (NDLR) Le Liban a été sous mandat français de 1918 à 1943, date à laquelle le pays a proclamé son indépendance. Pour plus d’information : https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_du_Liban

2. Actuellement Lebanese American University.

3. L'IBBY vise à rapprocher les enfants et les livres par le biais d’activités. Chaque section dans le monde a ses propres projets, mais participe également à des actions communes avec les autres sections et à des nominations à différents prix mis en place par l'IBBY.

4. Le prix IBBY-Asahi est attribué tous les deux ans à un groupe ou une institution dont les activités sont jugées remarquables et apportent une contribution durable aux programmes de promotion de la lecture pour les enfants et les jeunes. Il est sponsorisé par le groupe de presse Asahi Shimbun.

5. Pour en savoir plus sur ce projet : Lire pour atténuer les effets de la guerre : la section libanaise d’IBBY milite pour la lecture des enfants.

6. Pour plus d’information sur le sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Explosions_au_port_de_Beyrouth_de_2020

7. Patricia Rahme et al. (2021) ont réalisé une enquête auprès de 166 directeurs d'écoles publiques et ont constaté que 69,88 % des écoles disposent d'une bibliothèque. Le pourcentage de bibliothèques dans les écoles secondaires était de 84,85 %, suivi de 71,84 % dans les écoles secondaires et 46,67 % dans les écoles élémentaires. Les principaux obstacles rencontrés par les directeurs d'école pour la mise en place des bibliothèques étaient principalement liés au faible soutien financier ainsi qu'au manque d'espace. En outre, le développement des bibliothèques scolaires est freiné par l'absence de personnel professionnel ; de nombreuses bibliothèques ne sont pas gérées par un bibliothécaire professionnel officiant à temps plein. Les directeurs d'école ont indiqué que les organisations non gouvernementales fournissent souvent un soutien technique. Cf. Role of Lebanese public school libraries in the changing information environment, Patricia Rahme, Gladys Saade, Nohma Khayrallah, IFLA Journal. Article publié en ligne le 27 août 2020, revue publiée le 1er juin 2021.


Pour aller plus loin

  • Shereen Kreidieh a fait des études consacrées à l’enseignement de la petite enfance et des classes élémentaires à l’Université américaine de Beyrouth avant de préparer une maîtrise en littérature pour enfants à l’Université de Roehampton à Surrey (Royaume-Uni). En 2016, elle a obtenu un doctorat en édition de l’Université Brookes d’Oxford (Royaume-Uni) ; sa thèse s’intitulait : « L’édition des livres libanais pour enfants et leur marketing dans le Monde arabe ».

    Shereen Kreidieh a plus de vingt ans d'expérience dans l'édition et est actuellement directrice générale de la maison d'édition Asala à Beyrouth. Elle est membre du conseil d'administration du LBBY (section libanaise de l’IBBY) depuis plus de seize ans et présidente du LBBY depuis 2015. Elle a été membre du jury du prix Hans Christian Andersen en 2018 et elle enseigne la littérature jeunesse à l’Université Haigazian (Liban).

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