Fatima Sharafeddine, une aventurière du livre de jeunesse entre l’Europe et le Monde arabe

Propos recueillis par Hasmig Chahinian Traduit par Hasmig Chahinian
Portrait de l'auteur Fatima Sharafeddine

Fatima Sharafeddine est l’un des rares auteurs pour la jeunesse du Monde arabe à exercer ce métier à plein temps, comme un vrai choix de vie. Venue à l’écriture par passion du livre de jeunesse, elle a écrit et traduit des albums, inspirés par son désir de produire des ouvrages de qualité en langue arabe. Elle a récemment publié son premier roman pour adolescents, qui est venu bousculer les codes d’écriture de ce genre en langue arabe. Une belle réussite !

Vous avez obtenu un diplôme de Maîtrise en Théorie et pratique de l’éducation et un autre en Littérature arabe moderne. Comment en êtes-vous venue à écrire des livres pour enfants ?

En réalité, ces deux diplômes constituaient une base parfaite pour que l’auteur qui sommeillait en moi puisse éclore. Étudier le développement de l’enfant et travailler avec des jeunes durant de nombreuses années m’ont pourvue d’une connaissance approfondie de la façon dont les enfants pensent, sentent, agissent et réagissent. Et quand j’ai décidé d’écrire pour eux, ce n’était pas par hasard. J’avais besoin de mettre par écrit toutes les idées et les histoires qui s’étaient formées dans ma tête, d’abord durant ma propre enfance, puis au cours de mes années de travail avec les jeunes ou en élevant mes deux enfants. La littérature arabe moderne m’a ouvert les portes du monde de la fiction et m’a fait réaliser le grand manque qui est le nôtre en ce qui concerne la littérature pour la jeunesse. Je me suis sentie obligée de faire quelque chose, sachant que j’étais tout à fait à même de vivre cette aventure.

Quels souvenirs gardez-vous de vos lectures d’enfance ? Ces souvenirs sont-ils liés à votre envie d’écrire pour les enfants ?

Quand j’étais petite, les livres en arabe que j’aimais étaient ceux de la collection de contes de fées « Al-Maktaba al-khadra’ » [La bibliothèque verte]. Malheureusement, ces titres mis à part, toutes mes autres lectures étaient soit des traductions soit des livres en français (Lady Bird, Martine, Astérix, Gaston Lagaffe, Tintin, etc.). À l’école élémentaire, la littérature qu’on nous demandait de lire n’était pas écrite pour les enfants (comme, par exemple, les textes de Gibran Khalil Gibran). Si elle l’était, c’était dans un style très ennuyeux, en arabe classique.
Je ne pense pas que ce que j’ai lu étant enfant ait eu un effet sur mes centres d’intérêts ou sur les styles d’écriture de mes propres livres. Mon besoin et mon désir d’écrire pour les enfants sont liés à l’enfant en moi. Écrire est la manière idéale d’exprimer mes sentiments, pensées, peurs et incertitudes sur les choses qui m’entourent.

Vous êtes éditée par Asala (Liban), Kalimat (Émirats arabes unis) et Mijade (Belgique). Vivez-vous votre métier d’auteur de la même façon dans le Monde arabe et en Europe ?

C’est une question intéressante. En tant qu’auteur en Europe, je ne me sens pas aussi solitaire que dans le Monde arabe. En Belgique, j’ai beaucoup d’opportunités de rencontrer d’autres auteurs, de discuter des œuvres, et de partager une critique constructive sur le travail des uns et des autres. Dans le Monde arabe, je me sens très seule ; les auteurs ont tendance à travailler sur une base compétitive plutôt que de collaborer et de discuter de leurs projets pour produire des écrits plus réussis.
D’autre part, l’auteur, en Europe, est généralement très vite présenté à l’illustrateur dans le cadre de la réalisation du livre. Les discussions entre l’auteur et l’illustrateur sont extrêmement importantes pour l’enrichissement de l’œuvre ; or, c’est une chose que les éditeurs arabes n’ont pas encore comprise. Ils ne veulent pas changer leurs habitudes et continuent de ne pas dévoiler l’identité de l’illustrateur à l’auteur. Cependant, je dois mentionner que mes éditeurs dans le Monde arabe font un très bon travail de promotion de mes livres et m’encouragent à en faire toujours plus. Mon travail est apprécié et j’en suis très reconnaissante. Ce qui nous manque encore, ce sont des stratégies puissantes de marketing et de distribution. Je reçois des courriels et des appels téléphoniques de personnes qui me demandent où elles peuvent se procurer mes livres (à Beyrouth, Dubaï, Amman, etc.), alors que ces derniers sont censés être présents dans toutes les librairies qui vendent des livres pour enfants.

En commençant votre carrière d’écrivain, pensiez-vous pouvoir en faire votre métier à plein temps ?

Quand j’ai commencé à écrire, je n’avais aucune idée du monde de l’édition et de ses règles. Je venais de m’installer en Belgique, venue des États-Unis, et j’avais décidé de ne pas chercher de travail mais d’utiliser mon temps à faire des choses que j’aime. J’avais des idées et je voulais les exprimer, j’avais seulement en moi l’amour du livre pour enfants. Écrire était une activité de loisir à laquelle je pouvais me consacrer toute la journée sans me lasser. C’était en 2002. Cependant, quand mes premiers livres ont été publiés par Asala en 2004, j’ai réalisé le manque énorme que je pouvais combler en littérature pour la jeunesse. À cette époque, les éditeurs arabes prenaient conscience de la possibilité de faire des affaires dans ce domaine et voulaient devenir très compétitifs dans la production de nouveaux livres pour enfants ; les bons écrivains pour enfants étaient très demandés. Avant de m’en rendre compte, j’étais déjà complètement impliquée dans ce domaine. J’ai vite senti que j’avais une grande responsabilité et que je devais faire de mon mieux pour améliorer les standards du livre pour enfants dans le Monde arabe. C’est très personnel mais je suis sure que d'autres écrivains dans ce domaine partagent ce sentiment. Je me sens très chanceuse, car je peux être un écrivain à plein temps, alors que la plupart des auteurs ont besoin d’un deuxième emploi pour s’assumer financièrement.

L’un de vos livres d’images, Il y a la guerre dans ma ville1 في مدينتي حرب,a été publié en arabe au Liban, en 2006, par Asala, avec des illustrations de Thomas Bromm. En 2008, une traduction en français de cet album a été publiée chez Mijade, en Belgique, sous le titre Chez moi, c’est la guerre, mais avec les illustrations de Claude K. Dubois. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Quand ce livre a été publié en arabe, les réactions ont été extrêmes. Certains l’ont aimé pour sa simplicité, son honnêteté et ses illustrations colorées, alors que d’autres ont critiqué le choix du sujet de la guerre ou le style des illustrations que Thomas a choisi de réaliser en utilisant les codes de la bande dessinée. Mais, à l’origine, mon but était de rendre mon livre accessible à un enfant occidental qui ne sait pas ce que la guerre ou l’occupation veulent dire. Je l’ai traduit en français et je l’ai soumis à Mijade, mon éditeur en Belgique. Ils ont immédiatement vu l’importance d’un tel livre pour l’enfant européen, mais ils ne pensaient pas que les illustrations de Thomas Bromm auraient du succès en Europe. Donc, ils ont choisi Claude K. Dubois pour les refaire. Ses illustrations au pastel installent une atmosphère sérieuse, triste, mais aussi pleine d’espoir. Au cours de ce travail, j’ai rencontré Claude plusieurs fois pour discuter du livre, pour qu’elle comprenne d’où je venais. Ma préoccupation principale était de transmettre l’idée que la ville du livre pouvait être n’importe quelle ville occupée du monde, et que l’enfant pouvait être n’importe quel enfant du monde. Je pense qu’elle a fait un travail formidable.

Certains de vos livres reflètent vos convictions politiques, écologiques, votre vision humaniste du monde. Est-ce un besoin pour vous de transmettre des valeurs à vos lecteurs ?

Je pense qu’il y a un but dans l’écriture de chaque livre, même dans les « silly rhymes » (comptines absurdes) que j’écris parfois et qui donnent l’impression qu’elles sont juste faites de sons rigolos et rien de plus. J’ai beaucoup d’idées et de convictions comme tout le monde, et je pense que j’ai une façon d’en parler dans le cadre d’une histoire inventée. Nina et le chat2 (Mijade/ Asala) en est un exemple : une belle amitié y est certes construite, mais je critique aussi les parents qui laissent l’éducation de leurs enfants à leurs domestiques ou baby-sitters, alors qu’eux-mêmes sont au travail pour de longues heures. Un autre exemple est Ma grand-mère et la lune3 (Kalimat), qui traite de la mort, un sujet sensible que les enfants doivent affronter et comprendre. L’écueil que chaque auteur de livre de jeunesse doit éviter est de transmettre des valeurs aux enfants de façon directe. Les enfants sont très intelligents et je compte sur cette intelligence pour qu’ils comprennent les livres que j’écris.
Je devrais mentionner que certains éditeurs demandent spécifiquement des livres pédagogiques et de sensibilisation, comme la série « Nadim » que j’ai écrite pour Asala. Dans ce cas, je n’ai pas d’autre choix que de traiter le sujet de façon directe (sujets liés à la santé, à l’environnement, aux comportements sociaux, etc.).

Votre premier roman, Faten4 فاتن a été très remarqué par la critique, notamment pour son style novateur, percutant. Qu’est-ce qui vous a motivée à vous lancer dans l’écriture de ce roman ?

J’ai toujours voulu écrire pour les adolescents, mais quelque chose me bloquait. Quand j’étais moi-même adolescente, j’ai vécu la guerre civile du Liban ; tous mes souvenirs de cette période sont donc liés à la guerre. Chaque fois que je voulais écrire une histoire, elle concernait la guerre. Je ne voulais pas affronter mes démons personnels liés à la guerre ou re-raconter des histoires que j’avais vécues. C’est pourquoi j’évitais d’écrire pour cette tranche d’âge, jusqu’à ce qu’un ami me suggère que la meilleure façon de sortir de ce cercle vicieux était d’écrire un premier roman où la guerre serait présente dans la trame du récit. Et c’est ce que j’ai fait. Je me sens véritablement « débloquée » maintenant, et j’écrirai bientôt davantage pour cette tranche d’âge.

Vous êtes aussi traductrice d’albums. Qu’est-ce que cela vous apporte ?

Traduire de la bonne littérature est parfois un défi mais c’est toujours très enrichissant. Quand je traduis une histoire, je me mets dans la peau de l’auteur original. J’écris en tenant le fil qu’il ou elle a tiré. Ce faisant, j’apprends beaucoup. Quand je traduis, j’évite de m’approprier le texte. Je suis convaincue que son esprit d’origine doit être préservé, je fais donc de mon mieux pour respecter une certaine éthique en créant mon texte dans la langue cible.

Vous êtes présente sur de nombreuses Foires du livre, vous participez aux rencontres avec les enfants… Comment vivez-vous ce contact avec vos lecteurs ? Est-ce que cela vous inspire de nouvelles histoires ?

Le contact avec les jeunes lecteurs est très important pour moi. Cela ne m’inspire pas d’idées pour de nouvelles histoires en soi, mais cela me met directement face à leurs réactions. Les enfants ne mentent pas. S’ils n’aiment pas une histoire, ils le disent, et s’ils l’aiment, ils le disent aussi. Lire dans les écoles et les bibliothèques publiques partout au Liban (et à Bruxelles aussi) me montre l’aboutissement, le produit de tout mon travail. Le produit n’est pas juste un livre ; c’est un livre dans les mains de l’enfant. J’apprends plus des enfants que des livres que je lis sur la littérature pour la jeunesse, ou des ateliers d’écriture que je prépare et que j’anime.

Notes et références

1. Il y a la guerre dans ma ville في مدينتي حرب. Fatima Sharafeddine, ill. Thomas Broom, Asala, coll. Sadiqi Chouchou, 2006.

2. Nina et le chat. Fatima Sharafeddine, ill. Vincent Hardy, Mijade, 2008.
[Nina la petite éléphante] نينا الفيلة الصغيرة. Fatima Sharafeddine, ill. Julien de Man, Asala, 2007.

3. Ma grand-mère et la luneجدّتي والقمر . Fatima Sharafeddine, ill. Maya Fidawi, Kalimat, 2008.

4. Faten فاتن. Fatima Sharafeddine, Kalimat, 2010.


Pour aller plus loin

Fatima Sharafeddine est auteur et traductrice de livres pour enfants. Elle a publié plus de soixante livres, dont certains figurent sur la liste d’honneur d’IBBY (International Board on Books for Young People) ou ont reçu le prix belge Anna Lindh. Elle a été nominée à deux occasions pour le prix Astrid Lindgren. Elle vit entre Bruxelles et Beyrouth, participe à de nombreuses Foires internationales du livre et anime des ateliers d’écriture pour enfants. La majorité de ses livres sont publiés en arabe ; certains ont été traduits dans des langues européennes comme le néerlandais, le danois, l’espagnol, le français et l’allemand.


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