Pourquoi transmettre et pourquoi le faire à travers la littérature de jeunesse?
La création littéraire et artistique est pour moi un acte social, un engagement, un mode de vie et une passion qui m’apporte beaucoup. Écrire, c’est ma manière de lutter aux côtés de ceux qui veulent faire avancer les choses. C’est aussi le désir de créer, de partager ma vision du monde avec des lecteurs de différents horizons et de plusieurs générations.
Ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est la transmission de notre patrimoine culturel. Mais quand je dis « notre », je ne me limite pas à la Côte-d’Ivoire. Je tire mon inspiration du continent africain tout entier, mais aussi du patrimoine mondial. En effet, je trouve qu’il faut que les idées traversent les frontières, qu’elles circulent, qu’elles s’enrichissent au contact des Autres. Quand j’écris et j’illustre, je suis donc consciente que je fais un aller-retour. Parfois, je me plonge dans le patrimoine africain dans le but de le rendre plus accessible à des lecteurs qui sont sur le continent et à des milliers de kilomètres de là. À d’autres moments, je vais chercher loin de chez moi, des contes, des légendes ou des mythes qui me semblent tout à fait adaptés aux préoccupations des lecteurs africains, « petits et grands ».
Je n’écris pas pour une tranche d’âge particulière même si les conventions de l’édition m’obligent à spécifier l’âge des lecteurs. Ce sont plutôt mes illustrations qui influencent le type de lecteurs cibles. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’échange intercontinental, c’est favoriser une compréhension plus profonde entre les cultures, c’est parler de ce que nous avons en commun dans notre nature humaine. Pour atteindre cet objectif, je puise dans le local car, paradoxalement, c’est celui-ci qui va me permettre de toucher un plus grand nombre de personnes. Ce qui est authentique a de la résonance. Les êtres humains sont les êtres humains, c’est le contexte dans lequel ils vivent qui change.
Sur le patrimoine
Le patrimoine prend plusieurs formes. Il peut être moderne – et donc plus récent –, ou traditionnel. Les deux m’intéressent, même si je dois avouer ma préférence pour la tradition. Il y a des phénomènes intéressants qui rejoignent les deux. Un de mes personnages préférés, Mamy Wata, la sirène africaine, a des traits à la fois anciens et modernes. Elle remonte aux esprits de l’eau qui existent dans la religion animiste, mais elle est aussi un personnage imaginaire urbain encore vivace dans les grandes capitales africaines. Elle offre donc un large éventail de possibilités.
En tant qu’auteurs et illustrateurs, il nous faut être à l’écoute et développer notre sens de l’observation. C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre l’importance des images et des représentations qui circulent encore, tout en les adaptant à notre vie actuelle.
Je me considère comme l’héritière de tout un passé littéraire africain. Je m’inscris dans cette continuité tout en m’ouvrant aux autres cultures.
Certains disent qu’il ne faut pas « toucher » à la littérature orale, qu’il faut la laisser telle quelle de peur de la dénaturer. Oui et non. On peut transcrire les contes, ce qui est le travail des sociologues, des anthropologues ou des historiens. Tâche très importante. Mais je pense que le rôle des écrivains est différent. Il s’agit plutôt d’adapter et de rendre vivace un patrimoine qui, autrement, resterait figé. Par ailleurs, il arrive que les messages véhiculés dans les contes traditionnels ne correspondent plus à la mentalité de notre époque. Si certaines idées sont rétrogrades, pourquoi les répercuter ?
Je suis très influencée par ce qui se passe dans le monde actuel et particulièrement sur le continent africain. Cela se retrouve dans les thèmes que j’aborde dans mes écrits. Comment développer la conscience sociale dans un monde qui va trop vite et dans une société de consommation qui donne l’avantage à des groupes restreints, alors que la majorité reste dans le besoin ? Si l’on part du principe que ce qu’il faut à nos pays, ce n’est pas seulement un redressement économique, mais aussi une révolution culturelle afin de libérer les énergies, on comprend tout de suite que la création littéraire et artistique a un rôle essentiel à jouer.
Nos gouvernements devraient comprendre que l’économie repose sur des fondements culturels et que le développement ne se mesure pas seulement en termes monétaires. Avoir le sens de l’innovation, aimer entreprendre, penser autrement, tout cela est une question de mentalité, de vision du monde. Et on ne peut transmettre ces « qualités » qu’à travers une culture qui les met en valeur. Nous connaissons aujourd’hui l’importance des personnages positifs dans l’imaginaire collectif. Et, à ce titre, le livre pour la jeunesse est primordial.
Sur l’édition
Mais parler de littérature sans parler d’édition est impossible. Être un éditeur sur le continent africain représente un grand défi. La littérature générale et la littérature pour la jeunesse en particulier ne sont pas encore des affaires rentables. C’est le livre scolaire qui reste l’enjeu. Sans le marché scolaire, beaucoup d’éditeurs ne peuvent survivre. Or, si l’on regarde ce qui se passe en Occident, on s’aperçoit que la littérature générale se porte assez bien puisque les lecteurs sont nombreux et qu’il y existe une culture du livre. Sur le continent africain, le taux d’alphabétisation est encore trop faible, le prix du livre trop élevé pour le pouvoir d’achat de la majorité des gens, et les réseaux de distribution inadéquats. Les livres se trouvent dans les grandes villes, peu dans les petites villes et pratiquement pas en milieu rural.
Les difficultés de l’édition touchent tout particulièrement les écrivains et les illustrateurs en les mettant en état de crise. Elle les coupe de leur public potentiel, alors que c’est là le ferment de la création. Quand un livre est mal fabriqué ou mal distribué, il n’atteint pas l’objectif qui lui était assigné et c’est comme si l’auteur criait dans le désert. On ne publie pas assez en Afrique, on ne lit pas assez, les idées ne circulent pas assez.
Bien sûr, tout cela change et il faut saluer les initiatives d’un nombre grandissant d’éditeurs africains indépendants qui sont prêts à prendre le taureau par les cornes. Envers et contre tout, leur enthousiasme fait bouger les montagnes et donne à espérer pour l’avenir.
Sur l’éducation
Nos systèmes éducatifs devraient accorder plus de place à la littérature – hors livre purement scolaire –, de façon à ce que les jeunes puissent se retrouver dans les histoires que nous écrivons. Tous les écoliers ont le droit d’avoir accès à des bibliothèques dynamiques dans lesquelles se reflète un patrimoine vivant. Des livres reflétant un continuum historique.
Comme le rappelle une publication de l’Institut PANOS, Afrique de l’Ouest :
« Si on ne lit pas étant enfant, on a peu de chances de le faire une fois devenu adulte. On dit d’ailleurs qu’au-delà de 12 ans, la partie est perdue. Tous les efforts faits pour enseigner la littérature africaine se heurtent à l’obstacle du refus de la lecture. Il est fréquent d’entendre de jeunes Sénégalais dire qu’ils n’en connaissent que ce qu’ils ont appris à l’école, c’est-à-dire les extraits de textes de Mongo Béti, Césaire, Senghor, etc. Arrivés à la force de l’âge, ils sont victimes d’un blocage pour ne pas dire d’une certaine allergie à cette littérature, à moins qu’ils n’aient l’impression de tout savoir sur le sujet. Cette seule raison suffirait à montrer l’étroite corrélation entre la littérature pour jeunes et celle réservée aux adultes. » [1]
L’enjeu est de taille. Et dans le domaine de l’illustration, cela est également vrai. Savoir apprécier l’art visuel n’est pas un acquis. Cela s’apprend. Il est donc essentiel, là aussi, de comprendre qu’il y a toute une culture de transmission à développer. Aujourd’hui, de nombreux Africains dans les villes, ont perdu une bonne dose de leur capacité à apprécier l’art africain traditionnel. Et cela a un impact direct sur leur désintérêt apparent pour l’art contemporain africain. Si les jeunes n’ont pas accès à une esthétique africaine très tôt, ils ne verront plus rien de beau dans les productions des artistes aussi bien issus de la tradition que de la modernité. Ils se tourneront plus tard vers les productions pour touristes, masques taillés à la hâte et teints avec du cirage que l’on retrouvera dans leurs salons. Le manque d’éducation artistique est un véritable handicap auquel il est urgent de remédier.
L’illustration africaine commence à trouver ses marques. Il lui a fallu souvent passer par l’Europe pour qu’elle soit reconnue. Mais c’est maintenant chose faite, et si les éditeurs africains sont convaincus eux-aussi de sa valeur, le livre pour la jeunesse en Afrique a de beaux jours devant lui.
La littérature de jeunesse, en encourageant les jeunes lecteurs à se découvrir et à découvrir le monde autour d’eux, les amènera à une meilleure approche des connaissances. Connaissances à la fois fortes d’un patrimoine valorisé et d’une vision du monde tournée vers la modernité.
Notes et références
1. « La presse et l’édition de jeunesse. Un espace de liberté à développer ». Institut Panos Afrique de l’Ouest. [Consulté le 07.03.2013]†
Pour aller plus loin
Véronique Tadjo a écrit plusieurs romans et recueils de poèmes et consacré une partie importante de son œuvre à la jeunesse. Elle a fait l’essentiel de ses études en Côte-d’Ivoire, puis s’est spécialisée dans le domaine anglo-américain à la Sorbonne Paris IV. Elle réside actuellement en Afrique-du-Sud où elle dirige le département de français de l’université du Witwatersrand à Johannesbourg. Son dernier album, Ayanda, la petite fille qui ne voulait pas grandir,est publié par Actes Sud Junior (Paris), Les Nouvelles Éditions Ivoiriennes (Abidjan) et en traduction anglaise par Jacana Publishers (Johannesbourg).
Bibliographie jeunesse
Nelson Mandela : « Non à l’apartheid ».Arles, Actes Sud junior (Ceux qui ont dit non), 2010.
Quand il pleut. Dans Seize petits livres pour petites mains. Kigali, Bakamé, 2010 (1re édition 2007).
Ayanda la petite fille qui ne voulait pas grandir. Ill. Bertrand Dubois. Arles, Actes Sud junior, 2007.
Ill. Kyoko Dufaud. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes-CEDA, 2009.
Chasing the Sun : Stories from Africa. Londres, A & C Black, 2008.
Si j’étais roi, si j’étais reine. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes, 2004.
Masque, raconte-moi. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes, Vanves, EDICEF (Le Caméléon vert), 2002.
Talking Drums : A selection of Poems from Africa South of the Sahara. Londres, A & C Black, 2001.
Le Bel Oiseau et la Pluie. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes (Le Bois sacré), 1998.
Le Grain de maïs magique. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes (Le Bois sacré), 1996.
Grand-mère Nanan. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes, Vanves, EDICEF, 1996.
Mamy Wata et le monstre. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes (Le Bois sacré), 1994.
Le Seigneur de la danse. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes, Vanves, EDICEF, 1993.
La Chanson de la vie et autres histoires. Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes-CEDA, 2007 (1re édition 1990).
Textes de Véronique Tadjo parus dans Takam Tikou :
« Créer en Afrique des livres pour les enfants », n° 3, 1992.
« Le "royaume d’enfance" de Véronique Tadjo », n° 6, 1997.
« L’Afrique à la Foire du Livre de Göteborg », décembre 2010.