Transmettre le patrimoine au Cameroun : des actions phare

Par Bernadette Tchakoani, Directrice du livre et de la lecture, Yaoundé, Cameroun
Photographie de Bernadette Tchakoani

L’auteur explique le besoin de transmettre le patrimoine pour la sauvegarde de l’identité culturelle, y compris linguistique. Elle évoque les projets envisagés au niveau national dans ce sens puis elle présente en détail deux actions phare : une collecte nationale de proverbes qui, une fois publiés, enrichiront les collections des bibliothèques, et le travail remarquable réalisé auprès des jeunes par la bibliothèque de la Fondation AfricAvenir à Douala.

De tout temps, la survie des groupes sociaux (famille, clan, nation, etc.) a eu pour fondement le passage de témoin entre générations, la transmission d’un patrimoine des plus âgés aux plus jeunes en vue de sa préservation, de son développement et de sa pérennisation.

Étymologiquement, le patrimoine est « l’ensemble des biens hérités de ses parents/ de la famille ». Quand une collectivité est concernée, le Larousse définit le patrimoine comme « Ce qui est considéré comme l’héritage commun d’un groupe : le patrimoine culturel d’un pays ». Le patrimoine culturel peut être matériel ou immatériel et concerne aussi bien les sites et monuments culturels que les pratiques, représentations, savoirs et savoir-faire, objets, croyances, etc. qui constituent l’identité d’un groupe, d’un peuple. L’identité culturelle, c’est ce que l’on garde en soi, ce que l’on porte pour le transmettre, pour le passer, le léguer à la postérité, à la génération suivante.

Pourquoi transmettre le patrimoine ?

« Le chantier de l’avenir se nourrit dans la mémoire du passé », dit-on. La perpétuation des valeurs d’une société, d’un groupe permet d’armer les générations à venir, de leur donner une identité propre par l’enracinement dans le legs de ceux qui les ont précédées. La transmission du patrimoine est donc un véritable devoir qui incombe aussi bien aux individus qu’à la société. L’enjeu est grand à notre époque où nous vivons de profondes mutations résultant de l’intense brassage des populations rendu possible par des mariages mixtes, un réseau routier en constant développement, des moyens de communication modernes qui traversent les frontières et des échanges qui en découlent. L’une des conséquences majeures de ce phénomène, c’est la perte progressive des valeurs ancestrales, particulièrement remarquable dans un pays comme le Cameroun. La manifestation la plus flagrante de la déconnexion de nos jeunes avec leur héritage culturel, c’est l’incapacité d’un grand nombre d’entre eux à utiliser la langue de leurs ancêtres. En effet, après avoir subi la domination de l’Allemagne puis de la France et de l’Angleterre simultanément, le Cameroun a hérité de deux langues dites « officielles », l’anglais et le français, qui sont les langues de la scolarisation, de l’administration, des échanges commerciaux et les principaux canaux de l’expression artistique. Il n’est pas rare de trouver, dans des familles camerounaises, des grands-parents obligés de « baragouiner » quelques mots de ces langues étrangères pour espérer communiquer avec leurs petits-enfants.

Cet état de fait est d’autant plus dramatique que la langue est le vecteur par excellence de la pensée humaine. « Un peuple qui perd sa ou ses langues est un peuple qui perd ses mots, et quand un peuple perd ses mots, il perd son âme et sa vision du monde. » Ainsi, à l’heure de la mondialisation, du village planétaire, la préservation des identités culturelles nationales est une question cruciale voire vitale. Il s’agit pour les familles, les groupes ethniques, les peuples, les nations, non seulement de survivre, de continuer à exister, mais également d’être reconnus dans leur identité propre, mieux encore de pouvoir jouer leur partition dans la société universelle du donner et du recevoir.

La sauvegarde de l’identité culturelle passe nécessairement et impérativement par la transmission de celle-ci, de génération en génération. Les modes et systèmes de transmission de cet héritage ont connu une importante évolution au fil du temps. Globalement, la plupart des civilisations ont muté des méthodes d’initiation basées sur l’oralité vers les techniques les plus modernes.

La transmission du patrimoine culturel au Cameroun

Au Cameroun, la prise de conscience s’est fait au plus haut sommet de l’État. Cette prise de conscience s’est traduite notamment par la création d’un ministère des Arts et de la Culture au sein duquel on trouve une Direction du Patrimoine Culturel qui a pour mission principale d’élaborer la politique gouvernementale en matière de promotion et de protection du patrimoine sous toutes ses formes et par divers moyens. Le Musée national a été créé avec pour mission la sauvegarde et la valorisation du patrimoine culturel national.

Le ministère des Arts et de la Culture a inscrit dans son programme d’actions prioritaires, depuis 2012, la relance du projet d’Inventaire Général du Patrimoine Culturel, qui consistera à identifier et recenser, aux fins de leur meilleure préservation et valorisation, l’ensemble du patrimoine culturel matériel et immatériel du pays. D’autre part, grâce à une loi sur le Dépôt légal promulguée en 2000, la Bibliothèque nationale reçoit tous les types de documents édités sur le territoire national ou importés ; sa mission est de les conserver et les préserver pour les générations futures.

Un véritable arsenal juridique est en construction, avec plusieurs textes encore à l’étude, dont l’impact sur la politique culturelle et linguistique du Cameroun paraît très prometteur : projet de loi d’orientation de l’activité culturelle au Cameroun, projet de loi de politique linguistique qui porte sur l’introduction des langues nationales comme vecteur d’enseignement, projet de loi de protection du patrimoine culturel national et autres.

En ce qui concerne la promotion des langues nationales, il existe d’importantes structures de recherche publiques et privées telles que le CERDOTOLA, Centre international de recherche et de documentation sur les traditions et les langues africaines, ou l’ANACLAC, Association nationale de comités de langues camerounaises. Par ailleurs, le Cameroun abrite la SIL, Société internationale de linguistique, qui conduit de nombreux projets de recherche sur nos langues, implante des centres d’alphabétisation dans les communautés locales et produit une abondante littérature en langues camerounaises. Notre pays participe également à des programmes intergouvernementaux, à l’instar du programme École et Langue Africaines (ELAN)-Afrique, qui vise l’introduction des langues maternelles dans le système scolaire.

Dans un registre différent, il faut mentionner l’existence, dans toutes les régions et toutes les communautés, de festivals patrimoniaux qui jouent également un rôle important dans la transmission de l’héritage culturel.

Deux actions phare pour la transmission du patrimoine au Cameroun

Collecte, publication et diffusion des proverbes de toutes les régions

Avant l’indépendance déjà, de nombreux auteurs, camerounais ou non, se sont attelés à recueillir et à publier des contes et proverbes camerounais dans le but de les conserver et les léguer à la postérité. En 2011, s’inscrivant dans ce sillage, Siméon Atangana Ondigui, chercheur en culture traditionnelle, publie un dictionnaire ewondo-français avec, en annexe, cent-cinquante proverbes en cette langue, parlée essentiellement dans le centre du Cameroun dont l’auteur est originaire.

Cette publication retient l’attention du ministre de la Culture, Ama Tutu Muna, qui donne alors mandat à Siméon Atangana Ondigui de recenser les proverbes de toutes les régions du Cameroun ; le résultat de ce recensement est destiné à être publié par les soins du ministère des Arts et de la Culture et faire l’objet de la plus large diffusion, principalement à travers le réseau national de bibliothèques publiques créées par le ministère, en collaboration avec les collectivités locales ; les bibliothèques universitaires, scolaires et privées, ainsi que les centres de recherche ne seront pas en reste.

L’entreprise est extrêmement ambitieuse et la mission loin d’être aisée. Pour en mesurer l’ampleur, il faut découvrir quelque peu le Cameroun, si justement qualifié d’« Afrique en miniature ». Situé au fond du golfe de Guinée, notre triangle national déroule ses 475 000km² des rives du lac Tchad, dans l’Extrême-Nord, aux profondeurs de la forêt équatoriale dans le Sud, en passant par les plaines du Nord et les massifs montagneux de l’Ouest. Sa grande diversité naturelle et écologique s’articule avec une aussi remarquable variété humaine et culturelle que nous allons résumer en quelques chiffres : dix régions administratives, quatre grandes aires culturelles (Fang-béti, Grassfield, Sawa et Soudano-sahélienne), plus de cent ethnies, environ deux cent soixante dix langues nationales vivantes recensées, auxquelles il faut ajouter les deux langues officielles héritées de la colonisation, l’anglais et le français – sans oublier les réminiscences de l’allemand que l’on retrouve notamment dans l’aire Sawa. Tel est le territoire que Siméon Atangana Ondigui a entrepris de parcourir depuis 2011 pour en récolter les pépites que constituent nos proverbes.

Suivant sa méthodologie, il recherche dans chaque communauté visitée les détenteurs du savoir ancestral local : autorités traditionnelles, notables, personnes âgées ; son choix se porte de préférence sur les personnes capables d’écrire leur langue, de donner l’interprétation du proverbe et sa traduction dans l’une des langues officielles.

À ce jour, le chercheur a parcouru quatre régions du Cameroun : le Centre, le Littoral, le Sud et le Sud-Ouest. Il y a recueilli trois cent vingt proverbes en vingt-huit langues nationales. Chaque proverbe est transcrit dans la langue d’origine, traduit en français ou en anglais, et interprété.

La publication de ce recueil de proverbes camerounais permettra aussi de perpétuer les modes de pensée, la sagesse ancestrale camerounaise. Dans un pays aussi divers que le nôtre, un recueil de proverbes de toutes les régions aura un rôle multiple : celui de la conservation et de la préservation, de la promotion, de la transmission, mais aussi un rôle important en termes de construction du sentiment national, de cohésion sociale et d’unité nationale.

Une bibliothèque exceptionnelle qui fait vivre le patrimoine

Le Cameroun n’a pas encore développé une véritable stratégie de préservation, transmission et promotion du patrimoine culturel à travers les bibliothèques publiques ; il existe néanmoins quelques initiatives, parfois embryonnaires, comme celle de la bibliothèque Cheikh Anta Diop de Douala qui mérite, nous le croyons, qu’on s’y attarde et même qu’on s’en inspire.

AfricAvenir International, fondation « pour la renaissance de l’Afrique, le développement, la coopération internationale et la paix », comprend au Cameroun une maison d’édition, une librairie, un centre de recherches et la bibliothèque Cheikh Anta Diop. Celle-ci rassemble une collection unique de documents sur l’Afrique, au nombre desquels plus de deux cents livres en quatre-vingt-une langues camerounaises et de nombreux autres portant sur l’histoire du Cameroun. On peut également y consulter une précieuse collection de contes en langues camerounaises (duala, bulu, ewondo, bassa, fulfuldé) recueillis à l’époque du protectorat allemand sur le Cameroun, longtemps conservés dans les archives allemandes et autrichiennes, de même que des contes africains enregistrés de 1908 à 1991 et mis sur CD par les archives sonores de l’Académie des sciences autrichienne – ce CD est à présent disponible à la bibliothèque Cheikh Anta Diop où de nombreux chercheurs, y compris des Européens, se rendent pour les étudier.

Le promoteur d’AfricAvenir est Alexandre Kum’a Ndumbe III, professeur des universités, qui a fait des études en sciences politiques à l’université libre de Berlin et est titulaire d’un doctorat en Histoire et en Études germaniques à l’université de Lyon II. Auteur prolifique d’une soixantaine d’ouvrages, ce prince Bele Bele – une tribu de Douala – écrit en français, en allemand, en langue duala et, plus rarement, en anglais. Panafricaniste et « afro-optimiste » convaincu, il a fait de la réhabilitation de la culture millénaire de l’Afrique, le combat de sa vie. La création de la fondation AfricAvenir International relève de ce combat.

La transmission de la riche civilisation multiséculaire africaine aux jeunes générations constitue l’un de ses chevaux de bataille ; il a développé, à cet effet, un certain nombre de services et d’activités culturelles dans le cadre de la section jeunesse de la bibliothèque Cheikh Anta Diop :

•       concours de langues opposant lycées et collèges : il consiste, pour chaque concurrent, à lire, écrire, dire un conte, calculer, chanter dans sa propre langue maternelle. Une autre épreuve consiste, pour les groupes, à présenter un ballet accompagné de chants dans une ou plusieurs langues nationales. Ce concours a pour finalité de faire prendre conscience aux jeunes de l’importance et de la fierté de s’exprimer dans sa langue maternelle ; à cette occasion, de nombreux jeunes prennent la résolution d’apprendre la langue de leurs ancêtres.

•       concours de rap en langues camerounaises : les compétiteurs comme le public, essentiellement des élèves de lycées et collèges, des étudiants et de jeunes chômeurs découvrent, à travers ces prestations, les richesses et possibilités de leurs langues maternelles.

•       séances de contes en langues camerounaises : elles se déroulent en soirée ou certains après-midi, dans les écoles maternelles. Le narrateur dit un conte dans sa langue, précédé d’un petit résumé en français ou en anglais ; on se rend compte que la méconnaissance de la langue n’est pas un obstacle à la compréhension du conte. Le conte se révèle comme un élément fédérateur fort.

•       « palabres africaines » : ce sont des séances de débat, sur des thèmes relatifs à la place des langues nationales dans la transmission des valeurs et du savoir ; elles sont tenues, sur le modèle de palabre africaine traditionnelle, en plein air, les participants assis en cercle ; les débats se déroulent dans les langues locales, et l’orateur a souvent recours aux proverbes, devinettes, chants et danses pour soutenir son argumentation.

•       journaux, livres de lecture, de grammaire et dictionnaires écrits en langues camerounaises mis à la disposition des lecteurs : les usagers sont intéressés, étonnés et même flattés de retrouver des documents dans leurs langues maternelles, à côté des périodiques et autres publications en langues occidentales.

Conclusion

Au Cameroun, transmettre le patrimoine culturel est plus que jamais nécessaire et à l’ordre du jour. L’enjeu est crucial pour l’identité et la cohésion nationales. La littérature écrite y jouera un rôle de plus en plus important, cependant, le recours aux modes ancestraux de transmission des connaissances et des valeurs, notamment l’oralité, devra être maintenu et développé à la fois comme objet et moyen de transmission des richesses du passé.

Pour plus d’efficacité et d’efficience, une synergie d’actions complémentaires et harmonieuses entre l’État et les initiatives de la société civile devrait idéalement s’amplifier. Au nombre des moyens utilisés, une place prépondérante devra être réservée aux bibliothèques, en particulier aux bibliothèques publiques ; en effet, ce type d’actions trouve parfaitement sa place dans les missions d’éducation dévolues à celles-ci. À cet égard, chaque bibliothèque publique devra développer, dans ses sections pour la jeunesse principalement, des programmes de promotion du patrimoine culturel : fonds local et en langues nationales, animations autour de la littérature à caractère patrimonial, collaboration avec les personnes âgées, cours de langues nationales, ateliers d’initiation aux techniques et arts anciens (fabrication et décoration de poteries, fabrication de bijoux, danses, cuisine, instruments de musique traditionnelle…).

Pour aller plus loin

Bernadette Tchakoani, Conservateur des bibliothèques, est titulaire du Diplôme Supérieur en Sciences de l'Information et de la Communication de l'EBAD de Dakar. Elle a soutenu un mémoire sur le thème: "Les adolescents et la lecture publique: cas de la Bibliothèque municipale de Douala 1er". Après des années de service dans le secteur du livre et de la lecture au Cameroun, elle supervise, depuis décembre 2011, la Direction en charge du livre et des bibliothèques au sein du Ministère des Arts et de la Culture. Takam Tikou avait publié en 1998 son article « La Centrale de lecture publique de Yaoundé inaugure sa bibliothèque jeunesse ».


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