Fatima Sharafeddine, autrice engagée, fait bouger les lignes dans les sociétés arabes
De ses lectures d’enfance, Fatima Sharafeddine a tiré un constat : la littérature pour la jeunesse dans le Monde arabe a besoin d’héroïnes qui s’affirment, qui prennent en main leur destin et se battent pour réaliser leurs rêves. Cette spécialiste de l’éducation et de la langue arabe propose des livres de qualité qui abordent les questions sociales, les problématiques culturelles ainsi que l’égalité des sexes. Ses ouvrages, publiés par des éditrices qui partagent ses idées, sont plébiscités par les lecteurs et lectrices. Un engagement qui porte ses fruits, vu le nombre grandissant d’ouvrages récents pour la jeunesse abordant la question de l’émancipation des filles et des femmes publiés dans le Monde arabe…
Dans vos lectures d’enfance, quelle était la place accordée aux héroïnes ? Avez-vous constaté une absence de figures d’identification féminines positives dans les livres pour la jeunesse du Monde arabe ?
Enfant, j'étais fascinée par Marie Curie1 et Helen Keller2 , et plus tard, jeune adolescente, par Nawal El Saadawi3, Djamila Bouhired4 et Fatima Mernissi5. Mais à part cela, il y avait un manque d'histoires pour les enfants et les jeunes adultes présentant des héroïnes indépendantes et déterminées. En outre, l’observation de la discrimination et de l'injustice dans l'éducation des filles par rapport aux garçons dans la communauté dans laquelle je vivais m'a donné envie de rétablir la justice et de faire bouger les choses une fois devenue grande. À l'époque, je ne savais pas comment y parvenir, mais j'étais déterminée. Plus tard, en tant que mère d'une fille et d'un garçon qui ont grandi aux États-Unis et en Belgique et qui ont eu accès à toute la littérature qu'ils souhaitaient dans des langues étrangères, j'ai réalisé que la littérature pour la jeunesse était le moyen pour moi d'exprimer mes idées, mes émotions et mes préoccupations. J’avais le sentiment qu'il fallait donner à tous les enfants du Monde arabe la possibilité d'être exposés à des livres pour enfants de qualité en langue arabe qui traitent de questions sociales, culturelles et d'égalité entre les sexes.
Vous mettez en scène des personnages féminins qui s’assument, qui ont du caractère et cela quel que soit leur âge. On pense à la toute jeune Yasmina6, qui apprend à être indépendante, dans la série éponyme ; à la petite Noura fan de foot, qui crée sa propre équipe mixte face au refus des garçons de la laisser jouer7; à Faten8 et à Lina9, deux adolescentes qui cherchent à se construire et à s’affirmer dans une société qui ne les y aide pas ; à la mère de Mimi, pédiatre très investie dans son travail10 ; à la grand-mère qui aime fabriquer des avions en papier et les faire voler, mais déteste cuisiner11... Qu’est-ce qui vous motive dans le choix de ces personnages ? Les créez-vous pour proposer des figures féminines fortes auxquelles s’identifier ?
D'une manière générale, l'éducation des filles dans les sociétés arabes est, encore de nos jours, assez traditionnelle, surtout dans les régions reculées, éloignées des capitales. Je voulais et je veux toujours, à travers la littérature pour la jeunesse, faire bouger les choses autant que possible. Les thèmes des histoires me viennent naturellement et les personnages se créent, la plupart du temps, spontanément. Le personnage de Yasmina, dans la série destinée aux enfants de 2 à 4 ans, s’adapte à son environnement de manière positive et déterminée. Noura, la fille au caractère bien trempé qui défie l'équipe de football des garçons en créant la sienne, montre aux lecteurs, filles et garçons, que lorsqu'on a la volonté d'être indépendant et qu'on est fort mentalement et physiquement, il y a toujours un moyen d’arriver à son but. Quant à Faten et Lina, les jeunes adultes, elles luttent pour suivre leurs envies et se sortir de situations difficiles. Mimi en veut à sa mère qui travaille parfois trop à son goût ; cependant, au fil de l'histoire, elle découvre que la profession de sa mère est fantastique et inspirante.
Toutes ces héroïnes ont été créées parce que je veux intentionnellement encourager les filles vivant dans nos sociétés arabes à s’émanciper, je veux les rendre plus fortes. Je veux qu'elles sachent qu’elles peuvent réaliser leurs rêves, quels qu’ils soient, et que le fait d'être une fille ne doit jamais les arrêter. Je souhaite également faire prendre conscience aux lecteurs garçons de ces mêmes valeurs concernant les filles.
[Faten] فاتن, publié en 2010 et traduit dans de nombreuses langues, met en scène une jeune fille de quinze ans qui, obligée d’arrêter ses études et de travailler comme domestique, va se battre pour réaliser son rêve : devenir infirmière. Comment ce livre est-il perçu par les lecteurs et lectrices ?
Ce roman pour adolescents est devenu très populaire. Dans le Monde arabe, le thème est familier dans une certaine mesure : la plupart des familles ont des bonnes à demeure, dont plusieurs ne sont pas traitées correctement. Je voulais sensibiliser les lecteurs à cette problématique, mais aussi les convaincre qu’une adolescente est tout à fait capable de poursuivre ses rêves et de les réaliser en dépit de toutes les difficultés sociales et économiques. Le lecteur se rend ainsi compte que Faten est le seul personnage libre de l'histoire, puisque Dalia, la fille de ses employeurs, quitte l'école et se marie de manière traditionnelle, et que Marwan, le personnage masculin avec lequel Faten noue une relation secrète, est obligé de se plier aux exigences de ses parents concernant ses études et son mariage, en raison du statut social de la famille. Mes rencontres avec les lecteurs dans les écoles et/ou les bibliothèques publiques me confirment que les idées que j'ai exprimées dans le livre les ont touchés. Quant aux lecteurs étrangers de Faten, ils posent des questions basiques sur nos dynamiques culturelles, et cela donne lieu à un échange en profondeur.
Vos livres ont été publiés dans de nombreux pays du Monde arabe (Liban, Émirats arabes unis, Palestine…). Vos éditrices sont souvent des femmes, créatrices de leur maison d’édition. Constatez-vous, chez ces éditrices, des valeurs partagées, une vision commune de la place de la femme dans la société ? La littérature de jeunesse est-elle perçue comme un moyen de transmettre ces valeurs aux lecteurs et lectrices ?
Ces éditrices ont fait un excellent travail en entrant dans le monde de l'édition, traditionnellement dominé par les hommes. Travailler avec elles est une bénédiction, car il ne faut pas grand-chose pour les rallier aux idées qui sous-tendent mes livres. Elles ont toujours soutenu mes convictions et les valeurs que je porte concernant la place des femmes dans la société. Je dirais même que certaines d'entre elles ont pris un risque en acceptant quelques-uns de mes projets d'écriture : [Chez moi, c'est la guerre] 12 في مدينتي حرب, qui mentionne l'occupation d’un pays, et [Cappuccino] 13 كابوتشينو, dans lequel Lina et sa famille défient la loi civile au Liban, en sont des exemples.
À un moment donné, j'ai lu un commentaire sur mes œuvres qui disait que j'étais trop en faveur des filles et que je devrais mettre en scène plus d'hommes dans mes histoires, en faire des personnages principaux, et inclure des pères et des frères dans mes intrigues. Ce commentaire m'a semblé logique à l'époque. Nous devons toujours nous battre pour l'égalité dans tous les sens du terme.
Pensez-vous que la littérature de jeunesse dans le Monde arabe a évolué, d'un point de vue « féministe », de ses débuts à aujourd'hui ?
Je le crois fermement. D'après ce que j'ai lu dans un grand éventail de livres pour enfants publiés au Liban, en Palestine et en Égypte, je constate qu'il y a eu un grand bond en avant en ce qui concerne l’émancipation des filles et des femmes. Parmi ces livres, les meilleurs sont ceux qui ne se focalisent pas artificiellement sur le sujet et qui ne l'imposent pas directement, mais l’abordent dans le courant de l’histoire de façon naturelle.
Dans le Monde arabe, nous sommes, en général, sur la bonne voie en ce qui concerne la représentation des valeurs sociales qui favorisent l'émancipation des filles et des jeunes femmes. Cependant, la responsabilité de cette évolution n'incombe pas seulement à l'écrivain ou à l'éditeur. Elle revient également aux parents et aux éducateurs qui achètent les livres et les partagent avec les enfants. Ils doivent susciter des discussions avec les jeunes lecteurs afin que les problèmes soient soulevés et abordés avec eux, dans le cadre d’échanges.
Notes et références
Toutes les notes sont de la traductrice.
1. Marie Curie (1867-1934) est une physicienne et chimiste polonaise, naturalisée française par son mariage avec le physicien Pierre Curie en 1895. Elle a obtenu le prix Nobel de physique en 1903 avec son mari et Henri Becquerel pour ses recherches sur les radiations. En 1911, elle a obtenu le prix Nobel de chimie pour ses travaux sur le polonium et le radium. Marie Curie est la première femme à avoir obtenu le prix Nobel et la seule femme à en avoir reçu deux. Elle reste la seule personne à avoir été récompensée dans deux domaines scientifiques distincts. Pour en savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Curie †
2. Helen Keller (1880-1968) est une autrice, conférencière et militante politique américaine. Devenue aveugle et sourde à l’âge d’un et demi suite à une maladie, elle a été la première personne atteinte de ces handicaps à obtenir un diplôme universitaire. Elle a fait campagne, entre autres, pour le droit de vote des femmes. Pour en savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Helen_Keller †
3. Nawal El Saadawi (1931-2021), écrivaine et psychiatre, fondatrice de l’Association arabe pour la solidarité des femmes, est une figure égyptienne de l’émancipation des femmes dans le Monde arabe. Ses écrits traitent de la condition de la femme arabe, de l’intégrisme religieux et des brutalités policières ; ils lui valent d’être poursuivie et contrainte à l’exil à de nombreuses reprises. Pour en savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nawal_El_Saadawi †
4. Djamila Bouhired (1935) est une militante du Front de libération nationale (FLN), collaboratrice de Yacef Saadi, chef de la Zone autonome d'Alger durant la guerre d'Algérie. Inculpée pour sa participation aux attentats, elle est condamnée à mort le 15 juillet 1957. Graciée en 1959 par le président Charles de Gaulle, elle est libérée en 1962 dans le cadre des accords d'Évian. Pour en savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Djamila_Bouhired †
5. Fatima Mernissi (1940- 2015) est une universitaire, sociologue et féministe marocaine. Sa thèse The effects of modernization on the male-female dynamics in a Muslim society: Morocco, publiée en 1975 sous le titre Beyond the veil: male-female dynamics in modern Muslim society, est devenue un classique. Parallèlement à sa carrière littéraire, elle mène un combat pour le féminisme dans la société civile en fondant les « Caravanes civiques », un réseau d'artistes, d'intellectuels et d'activistes, ou encore le collectif « Femmes, familles, enfants ». Pour en savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fatima_Mernissi †
6. Collection « Yasmina » pour les 0-3 ans publiée par Kalimat avec des textes de Fatima Sharafeddine et des illustrations de Lena Merhej. †
, Fatima Sharafeddine, ill. Hassan Zahr al-Din, Kalimat, 2015. †
8. [Faten] فاتن, Fatima Sharafeddine, Kalimat, 2010. †
9. [Cappuccino] كابوتشينو, Fatima Sharafeddine, Dar al-Saqi, 2017. †
10. [Mimi et sa mère occupée] ميمي وأمها المشغولة, Fatima Sharafeddine, ill. Racha Mounib Al-Hakim, Kalimat, 2011. †
11. [Ma grand-mère] جدّتي, Fatima Sharafeddine, ill. Loujayna Al-Assil, Kalimat, 2010 †
12. [Chez moi, c'est la guerre] في مدينتي حربة, Fatima Sharafeddine, ill. Thomas Broom, Dar Asala, 2006. Également publié en français aux éditions Mijade, avec des illustrations de Claude K. Dubois. †
13. Op. cit. †
Pour aller plus loin
Fatima Sharafeddine est une écrivaine libanaise qui se consacre entièrement à l'écriture et à la traduction pour les enfants et les jeunes adultes depuis 2001. Elle a suivi une formation en éducation de la petite enfance et en littérature arabe moderne. Elle travaille avec plusieurs éditeurs et a écrit et publié plus de 160 livres, dont un grand nombre a été traduit dans différentes langues, notamment le néerlandais, le danois, l'espagnol, le catalan, le français, l'italien, l'allemand, l'anglais, le russe, le chinois, le coréen, le turc, le norvégien, l'italien et le suédois. Fatima voyage régulièrement dans le Monde arabe et en Europe pour participer à des salons du livre, des tournées d'auteurs et des ateliers. Elle est un membre actif de LBBY, la branche libanaise d'IBBY.
Au fil des ans, Fatima Sharafeddine a reçu plusieurs prix et distinctions. Elle a été sélectionnée pour le prix Hans Christian Andersen d’IBBY en 2022, et a remporté le prix Gramsci en Italie pour son roman pour adolescents [Faten]فاتن 8 (Kalimat). Elle a également reçu le prix Etisalat 2017 du livre pour adolescents de l'année pour [Cappuccino]9كابوتشينو (Dar Al-Saqi), et le prix Bologna Ragazzi New Horizons pour [Ta langue est ton cheval] ou [Virelangues] لسانك حصانك (Kalimat). Elle a été nominée à sept reprises pour le Astrid Lindgren Memorial Award, la dernière nomination datant de 2023.
Fatima anime des ateliers d'écriture créative avec des groupes et des particuliers, et forme des enseignants et des bibliothécaires sur la manière de partager un livre avec des enfants et de mener des activités autour du livre, afin de renforcer les connaissances et de développer l'imagination et la créativité des enfants.
- Voir l'interview : Fatima Sharafeddine, une aventurière du livre de jeunesse entre l’Europe et le Monde arabe, dans Takam Tikou, novembre 2011 [consulté le 29.02.2024].
- Les livres de Fatima Sharafeddine présentés dans Takam Tikou en ligne.
- Les livres écrits ou traduits par Fatima Sharafeddine dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France.