Une lettre d'Haïti

Elizabeth Pierre-Louis, Directrice des Programmes à la Fondation Connaissance et Liberté, FOKAL (Port-au-Prince, Haïti)
Façade endommagée de la bibliothèque du groupe des jeunes du Sacré-Coeur à Port-au-Prince, Haïti

Neuf mois après le séisme qui a ébranlé Haïti le 12 janvier 2010, Elizabeth Pierre-Louis dresse un état des lieux de la lecture publique : bâtiments, projets, animations, initiatives sur place et à l'étranger.

Chers collaborateurs à travers le monde,

J’ai essayé à plusieurs reprises d’écrire cet article dans un style factuel, présentant et expliquant des initiatives en Haïti dans le domaine de la littérature jeunesse et de la lecture publique depuis le séisme du 12 janvier 2010. Mais à chaque fois, ces articles ébauchés me paraissaient ternes ou superficiels. J’ai donc décidé de m’adresser à vous en direct, comme dans une conversation où je vous parlerais du travail qui se fait en Haïti.

Le séisme

Je me trouve au deuxième étage de la Fondation Connaissance et Liberté, FOKAL. Une exposition sur Katherine Dunham1, organisée en collaboration avec l’UNESCO, doit être inaugurée à 17 heures. Il y a beaucoup de monde pour le vernissage et je les regarde du haut de l’atrium. Je me suis fait une entorse il y a deux semaines en tombant dans un trou d’égout débouché à Port-au-Prince et je m’apprête, clopin-clopant, à descendre l’escalier quand j’entends un bruit et tout se met à secouer. J’avais déjà connu un petit tremblement de terre en 2003. La structure métallique de l’immeuble est solide mais là ce qui m’inquiète, c’est que cela dure longtemps. Je m’abrite sous une arche du bâtiment. Sur le palier, sous la charpente de la porte, il y a ma collègue Lucie et, sur son visage, je lis le reflet de la même inquiétude. Je vois ma directrice rouler dans l’escalier, elle se relève à chaque fois et finit par sortir. Et puis, il y a le bruit de tous ces matériaux, fer, béton, vitre, tôle qui cognent, qui vibrent, qui ondulent. Une pause. Lucie me dit d’attendre, car il y aura encore des secousses, « des répliques » dit-elle. Effectivement, cela reprend un peu plus faiblement, moins longtemps. Pause. Mes autres collègues se ruent vers l’escalier, je descends aussi vite que je peux. J’entends encore des cris, je ne vois pas encore la rue. Dehors, c’est l’horreur : des voisins couverts de poussière blanche ; une femme nue enveloppée dans une serviette tenant son bébé ; l’école d’en face effondrée, ses quatre étages superposés comme des crêpes. Des réfugiés affluent. La cour arrière de la FOKAL en comptera six cents pendant trois semaines. Les cris, les cris dans ma tête.

La première nuit du séisme

Je suis avec mon fils qui va avoir deux ans le 16 janvier. Ma mère s’est précipitée pour le récupérer. Nous avons eu des nouvelles de presque tous les proches et ils sont en vie. Nous campons dans la cour de chez elle, l’immeuble tient mais nous ne sommes sûrs de rien. Il y a encore des secousses. J’apprends plus tard qu’il y en aura eu une quarantaine dans la nuit. Nous avons des coussins, des couvertures, nous sommes ensemble. Dehors, pas une sirène. Nous savons que c’est l’horreur : des maisons effondrées, des histoires hallucinantes, et pourtant. Mon fils endormi se réveille, je me dirige vers la rue. Là, une trentaine de personnes sont assises à même le sol, sur la chaussée. Elles chantent des psaumes, des cantiques. Le chœur est magnifique. Il y a une force dans ces voix, une douceur qui apaise. Mon fils arrête de pleurer, je chante pour lui, je puise dans ce calme qui m’enveloppe, me protège. Il se rendort. Je lève les yeux vers le ciel, des milliers d’étoiles. Quelle beauté, au milieu de cette désolation.

Les jours d’après

Après le 12 janvier 2010, nous avons tous eu l’impression qu’une page était tournée définitivement, que nous serions changés à tout jamais, qu’il y avait un avant et un après. Même dans les conversations de tous les jours, les mots devenaient euphémismes, une dernière pudeur nous retenait. Nous nous sommes inscrits sur les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, nous avons créé des blogs pour recenser les survivants, transmettre des messages à des inconnus. Les bibliothécaires de toutes les régions du monde se sont manifestés. Je voudrais les remercier de cette solidarité de première heure. Certains sont partis sans savoir quand ils allaient pouvoir revenir à la capitale, au pays. Les familles qui n’étaient pas touchées par la mort se sont vues séparées.
Et puis, la vie a repris, les réfugiés de la FOKAL sont partis au fur et à mesure. Nous avons recommencé à travailler dans des locaux en partie condamnés ou en réparation ; les écoles ont été rasées ; des logements semi-temporaires se sont établis pour recommencer les cours. Il nous a fallu faire l’état des lieux, examiner les maisons, savoir qui avait survécu, qui avait été amputé, qui avait perdu son logement. Nous avons créé « des espaces de parole », technique utilisée par l’ethnopsychiatre Cécile Marotte dans le projet du Parc de Martissant, afin de tisser des liens entre nous. Cette toile nous a rendu confiance et nous avons évoqué sans honte nos peurs, nos pertes et nos espoirs.

Les bilans

La fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) pour laquelle je travaille gère un réseau de trente petites bibliothèques de proximité réparties sur tout le territoire. Le 12 janvier, sur les 16 bibliothèques de la zone métropolitaine, 12 étaient en très mauvais état ou détruites. Ce sont des bibliothèques à faibles moyens qui en général louaient ou logeaient à titre gracieux dans des maisons. Il a donc été difficile de parler de reconstruction dans ces espaces. La bibliothèque Monique Calixte fait partie du Centre culturel de la FOKAL, avec une collection de 15 000 titres, un catalogue informatisé, 300m2 dont 120 dédiés aux enfants et à la jeunesse. Le local est en partie condamné et en attente de réparation.

La Bibliothèque Nationale a eu des dommages légers mais cinq des seize bibliothèques municipales qu’elle supervise sont complètement détruites.

La Direction nationale du livre a perdu ses locaux. Les Centres de lecture et d’animation culturelle (CLAC), au nombre de 10 dans la péninsule nord du pays, ont deux antennes en très mauvais état.

La médiathèque de l’Institut français d’Haïti a fermé ses portes de façon permanente. Les différents locaux (direction des cours, direction et administration, médiathèque) ont eu des dommages plus ou moins importants. L’ancienne maison de l’administration a été rasée et il a été décidé de ne garder pour le moment que les cours de langue et de technologie. La collection et le mobilier de la médiathèque ont été prêtés à long terme à la FOKAL. Nous déplorons vivement cette décision de fermeture car la médiathèque de l’Institut était un vivier dynamique de lecteurs, de futurs écrivains et d’étudiants. Le rayon jeunesse et les activités liées à cette médiathèque ont diverti des milliers de jeunes pendant plusieurs générations.

Une fois les bilans terminés, les missions d’expert menées avec nombre de rapports rédigés, voici un peu ce que nous faisons.

Les actions

Initiatives sur place

Il nous a paru important de faire savoir ce que nous faisons. De mars à août, j’ai voyagé une dizaine de fois pour présenter le bilan : en France, au Chili, aux États-Unis, en République Dominicaine. Du coup, le secteur bibliothèque et lecture publique s’est trouvé renforcé par ces rencontres tant dans les échanges d’information que dans la possibilité de parler d’une seule voix de nos besoins.
À la FOKAL, nous avons une lettre d’information hebdomadaire, Nouvèl fokal, qui sort chaque mercredi, en créole et en français, et qui informe sur nos activités et celles de nos partenaires.

Il n’était pas encore possible de reconstruire toutes les bibliothèques mais les acteurs de la lecture publique en Haïti ont relancé leurs activités :

  • - Une Foire de la jeunesse autour du 1er mai centrée sur l’environnement. Plusieurs centaines de jeunes se sont retrouvés dans la cour de la FOKAL. Plusieurs autres animations ont suivi : les héros de BD, les animaux domestiques, etc.
  • - Des animations sur les trottoirs (bibliothèques de la FOKAL).
  • - Des ententes avec les écoles ou les camps pour l’animation (Direction nationale du livre et FOKAL).
  • - La traduction des textes en créole (Direction nationale du livre).
  • - Une campagne d’incitation à la lecture (Direction nationale du livre).
  • - L’ouverture partielle de locaux afin de favoriser les révisions des examens (Bibliothèque Nationale).

Projets de l’étranger

La solidarité de nos collaborateurs étrangers s’est manifestée très rapidement. Tant et si bien que nous n’avions pas toujours les réponses à donner. En effet, les bilans ont pris plusieurs mois pour être collectés, et les conclusions à tirer n’étaient pas toujours évidentes. Néanmoins de nombreuses pistes sont en train d’être explorées :

  • - Les récoltes de fonds spontanées de l’Association Monique Calixte pour la reconstruction de bibliothèques de proximité.
  • - La création d’un centre de traitement pour les livres (International Federation of Library Associations, Bouclier Bleu).
  • - Des levées de fonds (American Library Association, Association Caribéenne des Bibliothèques).
  • - L’accueil de stagiaires dans des bibliothèques en France (Association des Bibliothécaires de France).
  • - Animation, renforcement des bibliothèques, création d’une bibliothèque universitaire (Bibliothèques sans frontières).
  • - L’aide à l’édition jeunesse locale.
  • - L’envoi de livres ciblés.
  • - La construction d’un module jeunesse dans la future bibliothèque du Centre Katherine Dunham du Parc de Martissant.
  • - L’acquisitiond’un bibliobus (International Federation of Library Associations).

Certaines initiatives ont moins de retentissement que d’autres mais témoignent d’une incroyable volonté d’aider comme cette classe de primaire, en France, qui a fait des recherches pendant des mois sur Haïti, monté une exposition, recherché des fonds, puis, sur Internet, a choisi quelle institution devrait recevoir ces fonds.
Par ailleurs, chaque mois, des acteurs lisent des textes sur Haïti, ce sont les « Lectures d’avenir » qui se tiennent dans la librairie Les Oiseaux rares à Paris. Je leur avais écrit le 16 janvier 2010 : « Je pense toujours que la culture nous sauvera, que les mots, la musique, la création nous permettront de sublimer cette tristesse infinie, de la transformer en beauté et en rires et en sourires d'enfants. Continuez à créer, à partager les mots du monde et le rendre plus beau. Je compte sur vous. » Cette phrase est à l’origine de cette initiative généreuse et gratuite afin de faire connaître la littérature haïtienne et entretenir l’attention sur le pays. Elle continue dans d’autres lieux

Transcender le présent

J’ai reçu un livre pour mon fils : Petite Beauté de Anthony Browne, l’histoire vraie d’un gorille qui avait tout pour être heureux et à qui il manquait un ami. Et son ami, finalement, s’avère être un magnifique petit chaton. Beauté. Mon fils adore cette histoire. Il admire le chaton, rit de voir le Gorille et Beauté ensemble sur le pot, a peur quand le gorille se met en colère et se réjouit de la fin heureuse. Il peut demander à la lire plusieurs fois et, comme il la connaît par cœur, il sait quand on triche en sautant des pages. Il peut même réciter l’histoire.
D’une façon théorique, je savais ce que la lecture apporte aux enfants mais, là, je le vis. Lorsque nous campions chez une amie sans pouvoir sortir nous promener en plein air, car tous les espaces libres étaient habités ; lorsqu’il fallait tromper le trop plein d’énergie, sortir le livre était comme sortir un lapin de son chapeau, un instant de magie qui captivait pour apprendre les mots, ressentir des émotions fortes, toucher, dessiner, retrouver les couleurs, les formes.

Et tous les enfants ? Ces milliers d’enfants qu’on a vus sur les photos, dans les films, les enfants dans les camps, séparés de leurs parents… Que faire ? Comment aider ? Ce sont les questions qui nous reviennent sans cesse et qui nous rappellent nos limites, notre incapacité à trouver rapidement des solutions pour des problèmes bien antérieurs au tremblement de terre. Travailler à reconstruire les bibliothèques prendra du temps, de l’argent, de l’énergie, mais je souhaite que chaque enfant trouve son livre, sa Petite Beauté, afin de transcender le présent.

Merci de votre attention.

Notes et références

1- Katherine Dunham est une danseuse afro-américaine, initiée au vodou en Haïti, et qui a légué ses propriétés à l’État haïtien afin d’en faire un jardin botanique. Aujourd’hui, elles font partie du Parc de Martissant, projet soutenu par la FOKAL et l’Union Européenne.


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