Création d’une bibliothèque pour enfants sur l’île de Lampedusa
IBBY en action
Créer une bibliothèque, collecter des livres, installer les livres sur les étagères, faire de sorte à ce que chaque enfant ait accès aux ouvrages, mettre en place des animations, et laisser la magie opérer. Cela semble facile, évident. Mais cela ne suffit pas. Une bibliothèque s’implante dans un environnement, dans une communauté. Elle doit être désirée, adoptée, revendiquée par la population. Sans cela, elle risque de ne pas toucher le public auquel elle est destinée. Et c’est là tout l’enjeu de la mise en place d’une bibliothèque pour enfants sur l’île italienne de Lampedusa, comme l’a découvert Deborah Soria, membre d’IBBY* Italie.
En 2011, une idée est née, une idée simple : créer une petite bibliothèque à Lampedusa, une île au milieu de la Méditerranée, tristement connue dans le monde à cause des migrants qui essaient de l’atteindre en partant des côtes d’Afrique du Nord, à la recherche d’un avenir meilleur en Europe, et qui meurent sur le chemin. Une île où mille enfants et adolescents italiens vivent tout au long de l’année, et où des centaines d’enfants de migrants font temporairement halte. Une île où il n’y a ni cinéma, ni théâtre, ni bibliothèque depuis plus de trente ans.
Ce projet de créer une bibliothèque à Lampedusa, qui m’a été inspiré par ma passion pour les livres et pour Jella Lepmann*, a débuté par une visite de l’île, en 2012. J’ai découvert une terre aride, difficile, enrichie par le tourisme mais pauvre culturellement. Voici ce que j’ai écrit dans mon carnet : « Ici, à Lampedusa, sur la plage, il y a un grand silence, comme si la mer avait emporté tous les mots, laissant partout un vide étrange. J’ai été frappée de voir comment dans ce lieu si lointain, tout le monde semble familier, comme on s’était déjà rencontré ailleurs, dans d’autres passages, d’autres vies ! Je voudrais que la bibliothèque à Lampedusa soit un endroit spécial, un lieu où on peut donner et prendre en même temps. Un espace où on a envie d’aller, où on a envie de laisser une partie de ce qu’on sait. Les enfants de cette île mystérieuse vont certainement avoir des réactions étranges au contact des histoires et des images, et je voudrais être témoin de cela. »
Nous avons conçu le projet avec cette vision. Nous avons choisi de travailler avec des albums sans texte, de façon à ce que le contenu soit accessible à tout le monde, indépendamment de la langue parlée par chaque enfant, qu’il soit habitant de l’île ou migrant vivant dans le camp. Notre projet a été décomposé en plusieurs phases : recueil d’albums sans texte venant des quatre coins du monde, mise en place d’une exposition itinérante des meilleurs albums sans texte, qui serait présentée dans un premier temps à Rome, puis voyagerait de par le monde, et établissement de la bibliothèque à Lampedusa au cours d’un camp IBBY*, qui regrouperait des volontaires d’IBBY venus du monde entier pour aider à réaliser ce projet.
La première étape a été la présentation de notre projet au Comité exécutif d’IBBY qui l’a fortement soutenu. Nous l’avons alors présenté durant le 33e Congrès international d’IBBY à Londres, en 2012 et avons demandé l’aide des sections nationales d’IBBY. L’accueil a été enthousiaste. De nombreuses sections d’IBBY se sont engagées à nous envoyer une sélection de leurs meilleurs albums pour enfants sans texte. Nous avons appelé cette opération « Silent books. From the world to Lampedusa and back ». Nous avons reçu 200 livres par le réseau d’IBBY et 300 d’un projet italien appelé « Le Biblioteche di Antonio » (les bibliothèques d’Antonio).
Nous avions aussi trouvé, avec l’aide de Madame le Maire de Lampedusa, un local adéquat pour accueillir la bibliothèque. Trois jeunes architectes italiens se sont mobilisés pour proposer un projet de rénovation de ce local pour le transformer en bibliothèque publique.
Le local de la bibliothèque
Le 22 juin 2013, nous voici arrivés sur l’île, avec des tonnes d’espoir et de bonnes volontés pour le premier camp d’IBBY. Quinze bénévoles de toute l’Italie, qui avaient entendu parler du projet et qui aimaient les livres pour enfants, sont venus travailler à la création de cette première bibliothèque à Lampedusa. Pendant sept jours, des ateliers ont été mis en place. Les enfants de Lampedusa y ont participé. Les animateurs ont formé une équipe formidable, alors que c’était la première fois que ces personnes travaillaient ensemble. Nous avons commencé à mieux comprendre l’île, à ressentir ce fort sentiment d’abandon qu’elle transmet à ses visiteurs, cette sensation qu’on ne fait pas partie de l’île. Ses habitants nous rappellent constamment qu’on ne fait pas partie de leur groupe, qu’on est de passage, qu’on repartira, et qu’ils ne nous font pas confiance.
Les enfants de Lampedusa sont des enfants surprenants, spéciaux, d’une certaine façon « plus enfant » que d’autres, plus intenses ; ils ressemblent à des personnages de livres pour enfants ! Ils sont libres, ils ne connaissent pas la peur, ils connaissent leur monde mieux que vous et, sans hésitation, ils vous emmennent à la découverte des secrets de l’île, vous racontent des milliers de choses, posent des questions avec curiosité. Ces enfants sont sauvages et indépendants. Leurs yeux s’ouvrent grands devant l’adulte qui leur lit des histoires. Ils sont les vrais trésors de l’île.
Un atelier avec des enfants et des adultes
Alessandro Lumare, un volontaire du camp d’IBBY, écrit :
« L’image d’une graine plantée dans la terre. C’est une terre aride, mais quelqu’un m’a dit qu’à Chypre, une semaine après un grand incendie qui avait réduit en cendres des hectares de forêt, dans ce paysage de désolation, des milliers de coquelicots avaient poussé. Ces graines avaient attendu des milliers d’années pour voir la lumière du soleil !
Qu’est-ce que cela veut dire, de vivre sans livre ? C’est attendre, comme ces graines ».
Nous avons promis aux enfants de revenir, et nous sommes partis.
Nous avons continué à travailler à distance avec l’administration de l’île. Nous cherchions des pistes pour régler les différents problèmes que nous rencontrions, pour décider qui ferait le travail, qui devait rédiger les documents, qui devait donner les autorisations, combien d’argent était nécessaire… Et les obstacles étaient multiples, non seulement dans l’administration, mais aussi dans la mentalité des gens. Les habitants de Lampedusa avaient peur, peur de nous, peur du changement que nous apportions, de ces livres qui allaient rendre le monde accessible à leurs enfants, de tout cet inconnu qui se profilait à l’horizon, et qui, peut-être, allait entraîner leurs enfants loin de l’île et loin d’eux, un jour…
Il est très important, quand on se lance dans une aventure pareille, de réaliser qu’il ne suffit pas d’avoir de la bonne volonté, de l’énergie et des convictions, pour imposer des idées qui nous semblent naturelles. Nous vivons avec la littérature, nous sommes habitués aux livres, leurs bienfaits nous semblent acquis, et nous mobiliser pour que chaque enfant ait accès aux livres et à la lecture nous semble évident. Mais il faut comprendre que les communautés qui nous accueillent, qui n’ont pas la même relation au livre et à l’écrit, qui vivent dans l’isolement de l’insularité, ne sont pas toujours demandeurs du changement et des bienfaits qu’on veut leur apporter. Leurs réponses changent du « oui, bien sûr ! » à « oui, mais… Vous ne pouvez pas, c’est trop cher, trop difficile… ça ne va pas marcher ». Avec patience, insistance, nous avons réglé, avec eux, une grande partie des problèmes. Nous avons trouvé l’argent, inventé une façon de lire les règles et d’en créer des nouvelles. Nous avons étudié leurs lois et avons trouvé les moyens de travailler. Puis le silence s’est installé.
Nous sommes retournés sur l’île pour le second camp IBBY, le 14 novembre 2013. Quarante bénévoles cette fois-ci, des professionnels motivés venus de toute l’Italie, des passionnés infatigables… Nous sommes restés sur place sept jours, animant des ateliers de lecture et d’activités pour tous, enfants et adultes, élèves et professeurs. La bibliothèque (une seule salle) était ouverte et accueillait les lecteurs, les bibliothécaires proposaient des livres, expliquant comment les choses allaient se passer après, comment la bibliothèque allait fonctionner.
Quelques volontaires
Les enfants étaient enchantés, et les adultes, entraînés par eux, venaient nous voir travailler. Dans cette petite bibliothèque, les enfants et les adultes découvraient les livres ensemble. Des scènes touchantes pour tous ceux qui aiment les livres.
Ces camps IBBY, que j’appelle « IBBY en action », sont très utiles et passionnants. Ils aident les personnes à mieux comprendre ce qu’IBBY peut apporter à une communauté. Ils sont un bon moyen d’établir des liens, de découvrir de nouveaux talents, de fédérer des gens motivés et capables de réaliser de grandes choses. Nous avons encouragé les bénévoles à échanger leurs connaissances au cours des soirées et à discuter, ce qui a transformé cette semaine en une véritable et intense session de formation.
Mariella Bertelli, d’IBBY Canada, écrit :
« Au cours de cette expérience, nous avons mis en pratique la mission d’IBBY, et c’est une très bonne façon de la vivre. Après une expérience pareille, on se sent investi de la mission de réaliser des choses, et il y’en a tellement qu’on pourrait aider à mettre en place… »
Nous sommes de retour chez nous. Le silence perdure, la bureaucratie est immuable.
Nous devons faire face à un défi difficile. Comment vaincre cette résistance ? Comment convaincre les adultes en charge de cette communauté que le changement va être positif ? Comment peut-on dissoudre la peur de l’autre, de l’inconnu ? Comment introduire la littérature, l’art et les histoires dans un environnement qui en a été dépourvu pendant si longtemps ? Comment impliquer les gens qui adhèrent au projet et qui veulent s’investir ? Comment changer le monde ?
Nous mettons en place de nouvelles stratégies, nous introduisions des idées nouvelles… Un programme de la radio locale propose des histoires lues à voix haute par des acteurs et relaie les informations sur la bibliothèque ; une campagne « une carte de bibliothèque pour tous » est lancée ; nous demandons aux gens de faire un geste pour montrer qu’ils veulent vraiment avoir cette bibliothèque pour leurs enfants.
Nous apprenons beaucoup. Nous apprenons qu’il faut du temps. Que le vrai travail n’est pas d’apporter les livres aux enfants, mais de faire de sorte qu’à notre départ les parents, les enseignants, les bureaucrates et les politiques soient vraiment convaincus de la magie du livre !
Nous sommes habitués à penser que notre volonté, le temps consacré et le fait que ce soit un bon projet à mettre en place impliquent que les choses aillent vite. Nous pensons que le seul problème est l’argent, et qu’une fois l’argent pour un projet trouvé, les choses seront simples. Mais ce n’est pas vrai. Il faut de la confiance, de la vérité et du travail, des choses que l’argent ne peut pas acheter. Il faut apprendre à être patient, à ne pas renoncer, à chercher des solutions ensemble… Et pour y arriver nous pensons aux enfants de Lampedusa, à leurs yeux qui brillent, à leurs visages souriants tournés vers nous !
Francesca Rifiuti, bénévole, écrit : « à Lampedusa, les enfants ont goûté à tout cela, ils ont été immergés dans le monde des livres et des histoires. Avec leurs sourires, leur joie et leur enthousiasme, ils nous ont fait comprendre qu’ils adorent ce monde et qu’ils ne veulent plus vivre sans ».
Notes et références
* Jella Lepmann est la fondatrice de la Bibliothèque internationale pour enfants de Munich et d’IBBY, une association sans but lucratif qui forme un réseau international de personnes qui, dans le monde entier, cherchent à favoriser la rencontre des enfants et des livres.†
Pour aller plus loin
Deborah Soria est libraire pour enfants depuis 1999. Elle travaille avec des enfants, des familles et des écoles pour toucher des communautés qui vivent loin de la littérature. Fille d’un chauffeur de poids lourds et d’une bibliothécaire, elle a décidé de créer, en 2006, une librairie mobile pour enfants, une librairie dans un bus qui peut atteindre des villages et des îles ! Son nom est Ottimomassimo. Deborah Soria est membre du comité exécutif d’IBBY Italie et déléguée pour les congrès. Elle a récemment fondé une section romaine d’IBBY. Elle est convaincue qu’il faut donner aux jeunes générations le meilleur possible, et elle s’efforce de le faire dans son domaine.
Bibliographie de l’auteur
- Per una biblioteca in ogni scuola, Sinnos editore, 2012
- Io e la tigre, Sinnos editore, 2000