La bibliothèque ouverte sur l’avenir

Les racines et les enjeux des actions de médiation

Par Michel Melot, conservateur général des bibliothèques honoraire
portrait de Michel Melot

Michel Melot, figure incontournable du monde des bibliothèques, est un de ces hommes précieux qui aide à penser, à mettre en perspective et à se projeter dans l’avenir. Dans un volume de la collection  Bibliothèques  du Cercle de la Librairie, intitulé L’Action culturelle en bibliothèque, il a écrit un avant-propos qui pose très clairement les enjeux de toute sorte de médiations. Nous en proposons une rapide synthèse, sorte de préambule à son article, dans lequel il questionne la coexistence du papier et du numérique et montre que le nouveau défi auquel les médiathèques ont à faire face dans ce contexte est une opportunité pour que ces lieux de culture, ouverts à tous, soient toujours davantage des lieux de rencontres et d’ouverture au monde.

Si historiquement les bibliothèques sont des lieux d’échanges, de lectures, de conférences, elles ont longtemps conservé l’image poussiéreuse d’endroits austères et silencieux. Pourtant l’action culturelle en bibliothèque fait partie intégrante de ses raisons d’être, et elle ne se résume sûrement pas à des activités ponctuelles. En attestent les différentes études françaises qui mettent l’accent sur les multiples attentes du public, selon lesquelles 40% des usagers se rendent à la bibliothèque pour d’autres raisons que d’emprunter des livres. La naissance des médiathèques, développant différentes approches de la lecture, et d’autant plus avec l’arrivée du numérique, ont fortement contribué à répondre aux nouvelles demandes des usagers. En 1975, le rattachement des bibliothèques françaises de lecture publique à la Direction du livre du Ministères de la Culture constitua un tournant majeur. Les bibliothèques s’affranchissant de leur rôle pédagogique, s’émancipèrent en offrant un accès libre à la culture sous toutes ses formes. Et dès les années soixante, les bibliothèques pour enfants, en grande partie sous l’impulsion de la Bibliothèque de La Joie par les livres à Clamart, ouvrirent la voie et proposèrent des actions culturelles, se distinguant par leur dimension ludique. Elles durent alors adapter leur agencement pour accueillir les activités du jeune public, telle que l’heure du conte.
L’oralité a toute sa place à la bibliothèque, et pas seulement auprès des plus jeunes. La parole est la première forme du texte. La lecture d’un texte écrit s’est longtemps pratiquée à haute voix. L’oralité a donné naissance au conte, à la poésie, au théâtre. Les formes orales de la littérature se retrouvent dans différentes formes d’animation : spectacles, concours d’improvisation, lectures à voix haute par des acteurs, les auteurs ou les usagers eux-mêmes. Mais, la parole est aussi le vecteur du savoir par le biais de colloques, tribunes, et débats. Toutes les formes de discours et d’échanges, aussi bien publics que privés, s’accroissent en bibliothèque.

Si les bibliothèques multiplient et favorisent les échanges en leur sein, elles déploient aussi de nombreuses actions « hors les murs » partant à la rencontre de nouveaux publics n’ayant pas la possibilité de se déplacer ou déconnectés des bibliothèques pour des raisons variées (illettrés, intimidés, indifférents, …). Proches de l’action sociale, ces actions culturelles sont très hétérogènes, elles sont souvent associées à des manifestations de plus ou moins grande envergure et à d’autres activités. Pour ce faire, les bibliothécaires multiplient et diversifient les partenariats avec différents acteurs locaux. Et peu importent les moyens, l’important est de mutualiser les ressources, les savoir-faire, et de collaborer. Ces évènements sont autant d’occasions de donner une vision plus dynamique des bibliothèques.

Mais les actions culturelles ne s’arrêtent pas à l’imprimé, les médiathèques ont la capacité de promouvoir les arts au sens large, auprès d’un public sans cesse plus avide de culture. On peut y écouter de la musique, y voir des expositions qui témoignent de la place grandissante de l’image et des arts graphiques dans la société contemporaine. Les bibliothécaires ont ainsi l’opportunité de valoriser et promouvoir des formes graphiques, des courants esthétiques, et de présenter des thématiques les distinguant de celles mises en avant dans les musées. Ces manifestations peuvent sortir du cadre de la bibliothèque et irradier grâce à différents canaux de diffusion et de communication.
Cependant, quelles que soient les actions qu’elles engagent, les bibliothèques doivent veiller à rester dans leur champ de compétences et rester en relation avec le livre et la lecture sous toutes ses formes. Elles doivent, aussi, demeurer des lieux de liberté.

Toujours plus de livres papier publiés

Je voudrais vous faire part d’un phénomène surprenant : en 2014, le dépôt légal des livres publiés en France a augmenté de 13 %, atteignant le nombre de près de 75 000 titres. Il était de 30 000 voilà trente ans. Àquoi est due cette inflation qui semble clouer le bec de ceux qui prophétisent la mort du livre et de la lecture ? Bien sûr, ils répondront que ces livres ne sont pas lus, et personne ne pourra les contredire, sauf à leur répondre qu’il en fut toujours ainsi. Ils diront aussi que les tirages de chaque titre s’affaissent d’autant, et que le nombre final d’exemplaires n’affiche pas le même taux de croissance, et ils n’auront pas tort. C’est pourquoi, diront-ils avec raison, l’édition se porte mal et les libraires n’en peuvent plus, sans préciser que c’est de cette surabondance même que souffrent les métiers du livre, soumis à une concurrence terrible qui ne vient pas uniquement de l’irruption généralisée des écrans.
De cette abondance, en tous cas ni les lecteurs, ni les bibliothécaires, n’auront à se plaindre. Pour expliquer cette paradoxale statistique, il faut chercher plus loin. Sans doute les rééditions, multipliées par les faibles tirages y ont leur part. Mais ont leur part aussi, de façon plus innovante, les livres autoédités, d’auteurs privés ou publics. Cette nouvelle forme d’édition qu’annonçait avec lucidité notre regretté André Schiffrin, dans L’Édition sans éditeur publié à la Fabrique, est là. Elle est aussi paradoxale. Ces livres conçus sur et par l’ordinateur, diffusés sans frais sur Internet, pourquoi les imprimer et les éditer en bonne et due forme, au point de les soumettre au dépôt légal ?

Toujours plus de bibliothèques

Une autre constatation aussi peu conforme aux préjugés sur la déroute de la culture nous aidera à y répondre. Jamais dans le monde on n’aura construit autant de bibliothèques. En France où l’essor des médiathèques n’a cessé depuis cinquante ans, les villes grandes et moyennes en sont presque toutes pourvues. Les petites communes, à leur tour, réclament leur petite médiathèque, de plus en plus coquettes. Les plus récentes enfin construites à Paris pour rattraper le retard de la lecture publique dans la capitale, ne désemplissent pas. N’en déplaise aux pleureurs, les bibliothèques se portent assez bien et le livre, pas si mal. Comment donc expliquer un tel succès durable dans le monde de Google et de Wikipedia ?
Il faut d’abord admettre que l’ordinateur n’a pas tué le livre, ni la télévision la bibliothèque, pas plus que le disque n’a tué les concerts, ni Skype supprimé les congrès de scientifiques. Aucune de ces innovations qui bouleversent notre vie quotidienne ne peut se passer de points fixes, d’axes de transmission et de lieux de rencontres. La survie du livre et des bibliothèques en est la preuve. La bibliothèque n’est plus le simple dépôt de livres que l’on emporte chez soi, ce lieu de passage qui fait du bibliothécaire une machine à enregistrer. Elle doit son succès à ses activités propres : lieu public de travail individuel et silencieux, lieu de parole et d’animations diverses, lieu de libre expression, lieu de l’anonymat, de l’accès gratuit (ou presque) à la connaissance et aux loisirs, espace où l’on est seul ensemble, chacun pour soi, immergé et isolé du monde, comme plongé dans un livre, à l’abri des connexions intempestives. Et pourtant le monde a changé et celui du livre a changé avec.

La bibliothèque, lieu de liberté, ouverte à toutes formes de culture

Le modèle américain de la « public library » qui avait pour mission de donner à tous l’accès gratuit aux informations premières et à la culture de base de façon encyclopédique a inspiré les bibliothèques européennes, comme la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou, dont son fondateur, Jean-Pierre Seguin, disait qu’elle devait être une « bibliothèque universitaire pour non universitaires ». Cette formule qui a connu un succès massif est révolue. On ne vient plus à la bibliothèque pour consulter un manuel qu’on trouvera en ligne, un annuaire ou un dictionnaire, et de moins en moins pour y trouver un livre qu’on téléchargera sur sa tablette. Àquelle formule magique la bibliothèque doit-elle de survivre à ce nouvel ordre des choses ? Autant qu’à la richesse de ses collections, même si elles sont toujours incomplètes, elle doit désormais son succès durable à la disponibilité de ses espaces, à la qualité de son ambiance, aux activités culturelles qu’elle y propose ou qu’elle y autorise. C’est ce l’on nomme le ‘troisième lieu’ : une respiration indispensable entre la vie publique et la vie privée, ce lieu où personne ne vient vous poser de question, où l’on peut se retrouver soi-même. Tout ce que l’on nomme « animation culturelle » est devenu le ressort de ce succès. Elle n’est pas un supplément d’âme des bibliothèques, une activité parasite de la lecture, elle en devient l’activité re-fondatrice.
Les bibliothèques pour enfants en ont été pionnières, et il ne faut pas perdre de vue ce modèle : La Joie par les livres a incarné ce mouvement de culture non prescriptive : libre accès aux livres, lectures à voix haute, projections, petits spectacles, expositions, contacts entre générations, ateliers d’écriture, apprentissages de tous ordres sont devenus le menu quotidien des médiathèques et se répandent dans l’espace des adultes sous forme de rencontres, débats, de conférences, de journée d’études et de séances de formations .

Or, ce lieu de la libre culture (qui permet même à ceux qui le souhaitent de venir n’y rien faire, comme dans un jardin public, sinon regarder les autres ou méditer sur soi-même) peut aujourd’hui s’augmenter de toutes les cultures du monde, sans rompre le silence, sans briser la coquille, sans effraction. Dans les bibliothèques, on laisse son téléphone au vestiaire, et pourtant, grâce à l’ordinateur, mieux parfois qu’avec le livre, le monde numérique prolonge l’imprimé et ouvre la bibliothèque sur le reste de la planète. Le monde numérique n’abolit pas le monde sur papier, il le soulage et surtout, il le prolonge presque à l’infini. Les relations par ordinateur interposé n’ont rien à voir avec le tête à tête des salles de lecture. Elles sont internationales et vous aurez votre réponse d’un inconnu du bout de monde. Elles sont intergénérationnelles et vous ne saurez pas si votre interlocuteur est jeune ou vieux, fort ou faible. Vous ne saurez pas non plus s’il est pauvre ou riche, sauf à appliquer des grilles préconçues qui attribueront l’intelligence au riche et la stupidité au pauvre. Elles franchiront tant bien que mal (même si c’est plus mal que bien) les frontières linguistiques.

Des nouvelles technologies qui brassent des multitudes d’images et de sons

Mon ordinateur et mon téléphone mêlent sans vergogne sur leurs écrans les alphabets du monde entier, les codes robotisés, les signes mathématiques, les graphismes, les photos et l’oralité. Voilà un sérieux pas en avant : réhabilitation de la voix et de l’oralité qui va libérer de l’écriture à la fois les illettrés et les savants bavards, réhabilitation de l’image qui dit tout ce que la langue ne sait pas dire. On remarque que les messages sur écran sont plus près de l’oralité que de l’écrit : on y parle sans ambages à son interlocuteur, et même les images fugitives qui vivent sur nos téléphones portables leur vie de papillons, peuvent être appelées « conversationnelles ». On les voit voleter autour d’une table entre amis. Il faut jouer sur ce rapprochement de l’oralité et de l’image pour que chacun y trouve son langage. Les gravures et les photographies, domaine qui m’est le plus familier, restaient confis dans leurs albums et leurs portefeuilles, au fond des armoires, indescriptibles par des mots, inaccessibles à la plupart des lecteurs, même les plus instruits. Voici leur reproduction massive dans des banques d’images (17 milliards sur Flickr) et les originaux exhibés dans des expositions qui sont plus fréquentées qu’aucune salle de lecture. Comment les bibliothèques peuvent-elles résister à un tel assaut ? Comment le livre peut-il survivre dans un milieu aussi fugace ?

La bibliothèque, lieu de complémentarité du livre et des nouveaux médias

Après cet éloge des communications numériques, compatibles et complémentaires du livre et de la bibliothèque, il faut en faire le procès. On ne s’est pas privé, jadis, de faire celui du livre : outil de transmission clos, rigide, incorrigible, dominateur et trop souvent totalitaire. Àcet autisme, le livre oppose une vertu indispensable : sa stabilité dans l’espace et le temps. Inversement, la culture numérique souffre de faiblesses qui en sont la rançon : sa volatilité, son éparpillement. La culture numérique est éphémère, surabondante et fragmentaire. Or, chacun a besoin de cadrer ses propres connaissances, d’en faire le tour et le bilan, de se sentir à sa place, de se situer dans des communautés de plus en plus diverses, lointaines, inconnues, et dans la continuité des générations. Ici l’ordinateur s’essouffle, le livre prend le relais.
La bibliothèque aujourd’hui a la chance de jouer sur ces deux tableaux. Elle a déjà joué ce rôle pacificateur contre le livre solitaire, en lui offrant la multiplicité et la diversité. D’objet d’oppression, le livre devenait alors objet de l’émancipation, passant du dogme à la critique. Il doit en être de même aujourd’hui avec les nouveaux médias. En adoptant la formule de la « médiathèque » ouverte à tous les médias et à tous, contre la bibliothèque doctrinale, elle survit à l’ère numérique à qui elle offre une base spatiale et une promesse de longévité, un gage de « développement durable » de la culture, ces deux atouts qui manquent à l’électronique. Il ne faut pas s’en priver. Le livre est là et il doit y rester : il est l’axe de transmission à long terme et le creuset des analyses fondamentales. Mais de même que la bibliothèque en s’ouvrant à la libre pensée et à la diversité des opinions a sauvé le livre, de même la médiathèque en acceptant les formes interactives, consolide la bibliothèque.

Des bibliothèques participatives

Chacun doit avoir accès à la bibliothèque, mais il faut désormais aller plus loin : chacun doit pouvoir y participer. La connaissance aujourd’hui est mutualisée au niveau mondial, tous les chercheurs le savent. La demande « participative » aux bibliothèques d’aujourd’hui s’exprime de plusieurs façons : demande d’avoir une place où travailler seul ou en groupe, sans pour autant en utiliser les ressources, voire un simple lieu de réflexion tranquille ;  demande d’intervenir dans le choix des collections, dans le programme des animations voire d’en être les acteurs ; demande d’intervenir sur les catalogues, les textes et les images, de les couper, les coller et les transformer ; demande de créer son propre univers et de faire de tous ces outils, des moyens de création personnelle ou collective, dans une autorité partagée.

Des bibliothèques « augmentées » par le monde numérique

Mais ce monde fluide, insaisissable, comment l’arrêter ? Comment le faire survivre à lui-même ? Comment aussi le sortir de l’anonymat terrifiant de la surabondance ? La numérisation enregistre tout, même ce qu’on voudrait cacher. Elle est une mémoire totale, mais elle est une mémoire courte, fragile, vulnérable. Nul ne sait combien de temps elle sera conservée. Nul ne sait non plus où l’on retrouvera demain les milliards de références logées on ne sait où dans les péta- et les téraoctets des « fermes » et des « clouds ». Le besoin d’une sélection à la taille humaine et d’une conservation à l’aune des générations nous hante.  

Nous voilà revenus de nos surprises. L’autoédition n’est pas un accident de parcours du livre, c’est une assurance-vie de la production écrite et une pause dans le tourbillon du savoir. Dans ce monde où il finira par y avoir plus d’écrivains que de lecteurs, les catalogues des éditeurs ne peuvent accueillir les avalanches de textes qui leur sont soumis. Les périodiques eux-mêmes qu’on avait inventés au XVIIe siècle pour actualiser les livres et les soulager de leur trop plein, sont à leur tour saturés et passent l’un après l’autre au numérique. Chacun pourtant veut écrire son propre livre, tenir son propre journal. Il en a la possibilité. Mais au moment fatal de la mise en ligne, on s’inquiète : que va-t-il devenir ? Que va-t-il en rester ? Du dernier ouvrage de Robert Damien, « Eloge de l’autorité », je retiendrai cette phrase qui en dit long : « Seul le « commerce des livres » autorise cette universalisation continue, médiatrice, infinie à la différence des autres commerces soumis au temps, au hasard et à la rareté[1]. » L’autorité, rappelle-t-il, est une « augmentation » : voici donc le monde les bibliothèques non pas amputé ni même concurrencé par le monde numérique, mais augmenté par lui : l’accroissement de la production de livres et de la construction des bibliothèques en atteste.

 

[1] Robert Damien,Eloge de l’autorité. Généalogie d’une (dé)raison politique, Armand Colin, 2013,  p. 281.

 

Pour aller plus loin

Michel Melot, conservateur général des bibliothèques honoraire, été conservateur au département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale, avant de devenir directeur de la Bibliothèque publique d’information du Centre G. Pompidou et de diriger l’Inventaire général du patrimoine français au ministère de la culture. Il est l’auteur de nombreux articles sur l’histoire du livre, dont « La Sagesse du bibliothécaire »(L’œil 9, 2005), « Livre »,(L’œil 9, 2006), « Une brève histoire de l’image »(L’œil 9, 2007). Son dernier ouvrage, Mirabilia. Essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel  a été publié chez Gallimard, Bibliothèque des idées, 2012. Il est l’auteur de romans dont L’Abbaye du val sans retour (1990) et L’Ecriture de Samos (Albin Michel, 1993).


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